À propos de l'écriture.
Publié en 2011.
Au fil de l'écriture : comme goutte d'eau va à la mer. L'écriture autobiographique, désir et défi. Dans : Histoires de vie, un carrefour de pratiques. Montréal. Les Presses de l'Université du Québec.
En travaillant à cette présentation, j’ai pu voir que le fil de l’écriture avait été celui d’une recherche de base : exprimer ce que je ressens pour mieux comprendre qui je suis, mon rapport aux autres et au monde qui m’entoure et pour y faire une marque – si ténue soit-elle...
Je veux préciser que lorsque je parle d’écriture autobiographique, j’en parle au sens large, en partant du matériau brut qu’est le journal intime, en passant par le récit de vie, l’autofiction, le roman autobiographique, sans oublier que la fiction relève aussi de l’expérience intime. Je cite ici Michèle Lesbre, l’auteure du roman La petite trotteuse. « Mes livres n’ont rien d’autobiographique, mais ils sont traversés de mes chocs émotionnels, de mes prises de conscience. Entre la fiction et la réalité, la frontière est poreuse. Tout s’absorbe et se cristallise en écrivant ». Mais ce n’est pas mon propos aujourd’hui de parler de la fiction.
Je commence donc avec vous ce voyage au fil de l’écriture, comme l’on prendrait une embarcation dans laquelle on voguerait au fil de l’eau, tantôt ballotté par les courants contraires, tantôt à sec, ou même sous la ligne de flottaison et tantôt au calme, confiant que le vent nous poussera dans la bonne direction.
Cette image de navigation ne m’est pas familière. Je suis d’origine montagnarde et je n’ai pas le pied marin du tout ! Mais je l’ai choisie en signe de reconnaissance à un livre qui a accompagné mon enfance.
Il s’agit du livre : Perlette, la petite goutte d’eau, que j’ai lu et relu, jusqu’à ce que les feuilles s’en détachent. Perlette, la petite goutte d’eau tombe d’un nuage et de source en rivière, de torrents tumultueux en bassins paisibles, arrive à la mer, se transforme en écume et redevient nuage. C’est le symbole de l’eau qui accompagnera donc notre voyage, parce que ce sont mes lectures qui ont fait émerger mon désir d’écrire. Des extraits de chansons nous accompagneront également parce que c’est grâce à l’écriture de chansons que j’ai vraiment commencé à exprimer mon monde intérieur.
Prêts pour l’embarquement.
1. Au départ : La source
Ma petite est comme l’eau elle est comme l’eau vive…
À quel âge, la découverte du sens des mots qui font parler les dessins, les images ? Trois ans, quatre ans ? Premiers cadeaux de Noël. Mes parents sont instituteurs, les livres font partie de leur vie, de la mienne. J’ai eu cette immense chance. Je crois que très tôt, j’ai compris que la lecture me permettait de mettre des mots sur ce que je ressentais, mais que je ne savais pas exprimer. J’ai souhaité faire la même chose, pour les autres, à mon tour.
Dans l’éloge funéraire fait à ma mère, j’ai souligné qu’elle m’avait apporté l’amour de la lecture. Le samedi après-midi, elle nous lisait Sans famille ou Les lettres de mon moulin. Pour moi, les personnages étaient réels, je pleurais abondamment sur les malheurs de Rémi ou du vieux meunier, ils devenaient mes amis. Je ne faisais pas encore les savantes distinctions entre les différents genres littéraires !
À la fin de sa vie, ma mère lisait le récit de Gabrielle Roy : La détresse et l’enchantement et me disait : Lire me sauve de l’ennui…
Moi aussi, je crois que lire m’a sauvée lorsque j’étais enfant, non pas d’un ennui apparent, je courrais de ci et de-là « toujours dehors cette petite » mais de l’ennui du dedans, avide de chaleur, de caresses. Les livres me les procuraient symboliquement. Mon désir d’écrire a trouvé ses racines dans des lectures que Ricœur nomme lectures de type romantique qui dit-il établissent une communication entre l’âme du lecteur et celle de l’auteur. J’y ai certainement puisé le goût d’une écriture sensible qui dit la vie intime, secrète, les désirs, les douleurs ; J’y ai puisé aussi le goût aussi des histoires qui finissent bien. Le Rémi de Sans famille retrouve sa mère, le vieux moulin reprend vie et c’est bien ainsi, n’en déplaise aux professeurs de désespoir décrits par Nancy Houston.
2., Le tarissement
Un jour, les gars du hameau enchaînèrent mon eau vive…
Deux pierres, entre autres, ont fait se tarir une source qui jusque-là gazouillait dans des rédactions pleines d’imaginaire, dans de petits poèmes.
J’ai dix ans : Je sais que dans la classe de mon père, la classe des grands, le lundi matin, un élève vient écrire au tableau un texte de sa composition. Mon père en parle avec fierté. Un dimanche après-midi, je me faufile dans la classe, je vais inscrire un texte, sûre de faire plaisir à mon père ! Le lundi matin, il vient me chercher ; je me rengorge, il m’amène devant le tableau et me gronde sévèrement alors que les élèves ricanent. Déception, honte, peur du ridicule s’inscrivent en moi. Quarante ans après, au lancement de mon premier livre, ces sentiments me reprennent par surprise. Je pensais que je serais très contente, or, je voudrais me cacher.
Après cet épisode, je continue pourtant dans mes rédactions à laisser aller mon plaisir d’écrire, mon imagination, encouragée par certains professeurs.
Mais, à quatorze ans, le commentaire impérieux de l’une d’elles, suivi du rire des élèves : On ne vous demande de rêver mademoiselle Condamin mais d’écrire de façon objective, me glace. Puis le passage aux sacro-saintes dissertations met fin, pour longtemps, au plaisir, au désir d’écrire.
Bien sûr je rédige des textes, des articles de journaux, je fais des analyses, mais la source du plaisir n’est plus là.
Comme vous le voyez, il n’y a rien de dramatique dans mon histoire. Et pourtant, l’eau vive s’est enfouie bien loin.
Vous avez peut-être des expériences similaires… J’ai entendu beaucoup de témoignages dans les groupes que j’animais, sur le poids des paroles castrantes, castrées sans doute. Et cette censure introjectée qui en découle : Moi je ne sais pas écrire, ce n’est pas intéressant, je n’ai rien à dire…
3., À gauche toute
Fermez, fermez vos cages à double clé
D’entre vos bras, l’eau vive s’envolera
Et voilà que, vingt ans plus tard, la source ressurgit. Des paroles libèrent ce que d’autres paroles avaient arrêté. Je commence un journal. C’est le premier. Il m’aide à cerner ce que je ressens. Mais plus que le journal, c’est l’écriture d’une première chanson qui me bouleverse. Des mots surgissent, alors que je ne m’y attends pas.
Ce cri qui ne sort pas
Ce sanglot dans la gorge
Et mon corps terrifié
Sous tes mains, sous tes mains
C’est avec ces mots, que des abus, jusque-là occultés, remontent à la surface…
Commence alors une longue démarche thérapeutique, que l’écriture a accompagnée. Écriture thérapeutique donc.
Lorsqu’on parle d’écriture thérapeutique que dit-on ? Une écriture qui libère le non-dit les secrets, qui met en mot les émotions.
Je t’écris de la main gauche
Celle qui n’a jamais parlé
Elle hésite
Elle est si gauche
Que je l’ai toujours cachée
Ce type d’écriture qui jaillissait d’une tout autre source que l’écriture analytique m’a, sans aucun doute, aidée dans la recherche d’une compréhension de moi-même. C’est là le rôle principal du journal intime, comme le souligne le titre d’un livre présentant les journaux de différents écrivains : En présence de soi-même. Présence à soi physiologique et psychique.
Mais je constate aussi que, parce l’écriture du journal donnait trop vite forme à de l’informe, qu’elle cherchait parfois trop à embellir les choses, et surtout parce qu’elle établissait un face à face solitaire plutôt qu’un rapport aux autres, elle a aussi, d’une certaine manière, retardé des prises de conscience.
Voici au sujet de ce type d’écriture quelques réflexions de Jean Paul Kauffman. Journaliste, il a été retenu en otage au Liban. Une fois relâché, il écrit La maison du retour où il explique comment il a pu se reconstituer en réparant une maison dans les landes. Il écrit : « L’exorcisme, la catharsis, je n’y crois guère. Désigner la blessure ne contribue pas pour autant à la cicatriser… Mais le besoin d’élucidation est plus fort que la menace de la plaie ravivée ». Et plus loin : « Il ne servait à rien de reconnaître le sens de cette agression. Il n’y avait aucun sens, mais il fallait explorer, fouiller. L’essentiel était la quête. Accepter de descendre dans son mal au lieu de le refuser».
C’est aussi l’opinion de Nuala o’ Faolain, dont je vous invite à lire l’œuvre. Kauffmann, bien que trouvant sa solitude essentielle dans sa démarche de reconstruction, souligne aussi l’importance « des rencontres, du commerce avec ses semblables», ce que le journal ne permet pas, du moins dans un premier temps.
Pour ma part, je crois, avec Gendlin, qu’un changement profond, qui implique une prise de conscience débouchant sur de nouveaux comportements, nécessite deux éléments : un fort ressenti corporel et émotif- ce que peut permettre l’écriture du journal - mais aussi, une relation à l’autre, aux autres.
Peut-être avez vous, vous-mêmes, remarqué que, lisant à quelqu’un un extrait de journal, vous êtes envahi d’une émotion dont jusque-là vous ignoriez la prégnance
Il me semble que c’est ce souhait du rapport aux autres qui m’a fait passer du journal au récit.
4., Entre deux rives
Au fil des années, au fil des rencontres, de méandre en méandre, la source prend des allures de rivière, dont les bras suivent différents tracés.
Coule rivière coule
Le long du joli
Coule rivière coule
C’est le printemps qui revient.
Pour reprendre le titre du colloque, j’entre dans la phase du pétrir.
Mon écriture se développe sous deux formes ; D’abord le récit de vie, puis l’auto fiction.
Je rédige un récit de vie professionnel sur lequel s’appuie ma recherche doctorale.
Je me permets de citer un extrait de ce texte qui me semble bien décrire la construction d’un récit de vie :
Morceaux de puzzle qu’il faut tourner dans tous les sens avant de savoir comment ils s’assemblent. Un bout se fait. Il manque un morceau. Impossible de continuer. Il faut repartir ailleurs… Parfois cela semble stérile… À un moment où tout semble perdu, un morceau brusquement trouve sa place et tout un coin du puzzle prend une nouvelle apparence, un nouveau sens.
Je retrouvais récemment, en relisant des notes, la différence que Kierkegaard fait entre ce qu’il nomme la ressouvenance : tenter de retrouver le passé pour lui-même et ce qu’il nomme la reprise, où le passé est relu pour qu’il y ait modification du futur. Je pense que les récits de vie s’inscrivent dans cette perspective, on pourrait dire cet espoir de reprise.
Je commence aussi à décrire différentes expériences de vie et à les théâtraliser. Un spectacle Chanter pourtant, fait avec une amie, relate nos histoires avec nos mères et nos amours. Dans ce réseau, une présentation, avec Lucie Mercier, nous a permis de témoigner de notre rapport à la lecture et à la musique.
Récits d’expérience de vie donc, sous forme de témoignage.
Il y a un monde entre mes courts récits et les récits témoignages qui ont une ampleur sociale. Récits qui prennent beaucoup de place dans la société actuelle pour le meilleur et parfois pour le pire, lorsqu’ils ne sont pas loin de l’exhibitionnisme. Mais cette tendance, lorsqu’elle lie expérience singulière et expérience collective, me paraît très riche. Une revue française la revue XXI, décrit les enjeux du vingt et un unième siècle par le biais de l’histoire des individus, recueillie par des journalistes et des écrivains. J’ai entendu une entrevue où l’éditeur expliquait l’importance de prendre le temps de saisir les détails pour comprendre le monde. J’ai retenu aussi une phrase : les opinions changent, mais les rencontres restent. Dans son dernier livre : D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère va dans le même sens.
Je crois que l’entrecroisement individu - société est une des pistes de développement pour ce réseau.
Pour ma part si j’ai pu faire un témoignage, c’est sur l’importance de prendre conscience de son monde intérieur.
L’autre bras de la rivière-écriture est celui de l’autofiction, avec le livre : Je t’ai appelée Laurence.
Pourquoi l’auto fiction ? Essentiellement parce qu’elle me permettait de ne pas impliquer d’autres personnes que moi-même, surtout des personnes qui vivent encore.
Certains auteurs n’y voient pas de problèmes. Jocelyne François dit par exemple à propos de Joue nous España où elle décrit son enfance sans changer aucun nom : Si on commence à penser à la réaction des êtres qui figurent dans un livre, on est perdu. Il faut faire abstraction d’eux.
Pour moi, cela était impossible, probablement parce que je tiens aux liens avec les personnes plus qu’à l’écriture.
Plusieurs auteurs font d’ailleurs le même choix.
Se pose alors la question de la vérité. Qu’est-il vraiment arrivé ? Pour ma part, je cherche à trouver, à traduire une vérité, disons plutôt une authenticité émotive, tout en modifiant éventuellement les évènements.
Et récit de vie ou autofiction la question se pose.
Vous le savez bien, dès qu’on dit récit, on dit sélection, mise en lumière de certains éléments, absence d’autres, on dit résumé. Pierrette Fleutiaux commentant son récit sur sa mère Des phrases courtes ma chérie l’explique très bien : Pour faire passer la vérité de ce que l’on raconte, recopier les faits est vain, il faut un travail d’écriture, sinon on est dans l’explication, le bavardage, on se noie.
J’ai assisté récemment, au Salon du livre de Québec, à un débat animé sur l’autobiographie. Jacques Godbout, qui répétait qu’on est toujours dans la fiction, a déclenché de vives réactions ! Il aurait dû dire que l’on est toujours dans le récit et non dans le réel.
Si cette question vous intéresse, je vous renvoie aux fondements théoriques qu’en donne Paul Ricœur dans Temps et récit et dans Soi comme un autre.
5. Prochaine escale
En passant à ce temps de la retraite de la vie professionnelle, où il n’y avait plus d’urgence de faire, j’ai ressenti une urgence du sens. Non plus seulement la nécessité de la prise de conscience de moi-même, d’éclairer mon histoire dans l’espace familial et social, mais de faire un travelling arrière, essayer de percevoir ce moi dans l’univers. Je souhaitais prendre contact avec ma propre spiritualité.
Depuis deux ans, je fais partie d’un groupe qui travaille à réfléchir et à construire de nouveaux rites de passages, en deçà du religieux. Au centre de la formation, s’effectue un rite de passage particulier : Il s’agit de quatre jours de jeûne, dont trois en solo dans la nature, j’ai fait ce rituel, dans un canyon d’Arizona.
J’ai pu, ressentir au lieu de seulement le penser que je n’étais qu’un grain de sable dans l’univers -disons pour poursuivre l’image choisie jusqu’ici- qu’une goutte d’eau qui remontera dans un nuage, mais que, si petite soit-elle, cette goutte d’eau compte. L’infiniment petit et l’infiniment grand…
C’est cette expérience que je tente actuellement de décrire. On verra.
Vous comprenez que si pour moi l’écriture est précieuse, elle n’est qu’un outil pour parler de l’essentiel : la vie. Je pense aussi à un type d’action qui viendrait en quelque sorte boucler une boucle : lire, pour des personnes âgées qui ne peuvent plus le faire, et peut-être si le contact s’établit recueillir leur récit de vie.
Je me permets de conclure avec un chant d’origine amérindienne, adapté en anglais par Bodhi Khalid.
The River is flowing, flowing and growing
The river is flowing back to the sea.
Mother earth carry me, a child
I will always be
Mother Earth carry me
Back to the sea
Références
Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne. 2009. Paris : P.O.L
Nuala O’Faolain, J’y suis presque. 2005. Paris : SabineWespieser. 10-18(4028)
T. Fitch, En présence de soi même. 2009. Montréal : XYZ
Pierrette Fleutiaux, L’intime est une matière universelle, Magazine littéraire 409
Jacqueline François, Joue nous España.1980. Paris : Mercure de France
E Gendlin, Une théorie du changement de la personnalité. 1975. Montréal : CIM
Jean Paul Kauffmann, La maison du retour. 2007. Paris : NIL (folio 4733)
Soren Kierkegaard, La reprise.1990. Paris :1990
Revue XXI
Michèle Lesbre, Le monde des livres, 29 mai 2009.
Paul Ricœur, Essais d’herméneutique. Du texte à l’action. 1986. Paris : Seuil
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre (surtout la Cinquième étude : L’identité personnelle et l’identité narrative). 1990. Paris : Seuil
Paul Ricœur, Temps et récits (surtout le troisième volume). 1985. Paris : Seuil
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