Un mois déjà que je me confine, que je me calfeutre, que je me claquemure.
Comme tout le monde.
Mais pas tout à fait, puisque mes soixante seize ans font de moi une cible potentiellement en danger et dangereuse !
Un mois plus ou moins. Difficile de compter des jours qui se ressemblent tous.
Un petit animal, laid à souhait, a secoué ses écailles et la planète entière bascule. Je préfère cette version à celle d’un complot tramé dans un laboratoire de science fiction, même si les images qui défilent sur les écrans sont de cet ordre.
Le battement d’ailes d’un papillon peut déclencher une tornade, ça, on le savait. Mais, il y avait dans cette formule un aspect poétique, un appel à l’imaginaire. Rien de tel cette fois.
Un petit animal donc, jaloux peut-être de son lointain ancêtre, majestueux dragon que les humains, dans leurs récits, parent de toutes les vertus, s’est dit que ça suffisait. Le moment de la revanche était venu. On peut être petit, pas très beau, ou vieux, on n’en a pas moins droit au respect. On ne peut pas toujours être méprisé, pourchassé ni même flatté dans le sens du poil comme un animal de compagnie, alors qu’on veut vivre libre dans la nature, tant qu’il en reste encore.
Je ne peux pas lui donner complètement tort.
Je signe des pétitions pour la préservation de la forêt, pour le respect des animaux, pour la protection de la planète. S’il le faut, je participe à des manifestations, même si mes vieilles jambes me forcent parfois à regarder passer la parade. En principe donc, je devrais me réjouir de ce moment où la Terre peut respirer, l’eau redevenir claire et où il paraît, si ce n’est pas une fake-news (en français on dirait un mensonge, mais en anglais ça sonne moins immoral) il paraît que des animaux en voie de disparition se ragaillardissent.
Me réjouir, non, impossible, puisque mes frères humains, comme disait Villon, puisque mes sœurs et frères humains sont menacés. Et moi avec elles, avec eux.
Me voici très mal prise entre mes idéaux et un réel opaque.
Je m’accommodais jusque là, assez bien, de mes contradictions, faisant planter quelques arbres pour compenser un voyage, mangeant le plus localement possible, distribuant quelques oboles aux plus démunis tout en profitant de mes privilèges, de ma chance.
Mais il n’y a plus d’échappatoire.
Je suis confrontée à moi-même.
Et comme le moi-même n’existe pas sans les autres, m’est venue l’idée de partager avec vous mes réflexions, mes croyances mouvantes, mes doutes, mes espoirs.
1. Un temps pour penser à la mort
Difficile d’éviter cette réflexion en ces moments où statistiques et sombres cercueils défilent jour après jours.
Mais pourquoi l’éviter ?
La façon dont nos sociétés occultent la mort, occultent son incontournable réalité me choque. Il faut une crise planétaire pour que la mort fasse la une des journaux, pour qu’elle fasse le buzz. Et qu’on découvre, la mine basse, le sort fait aux vieux, comme si on ne le savait pas. C’est sûr que le vieillissement et la mort ce n’est pas glamour.
Et pourtant, des origines à nos jours, tant de textes nous interpellent.
Textes religieux comme celui de l’Écclésiaste
Il y a un temps pour tout
Un temps pour vivre et un temps pour mourir.
Maxime philosophique de Montaigne
Tu ne meurs pas de ce que tu es malade
Tu meurs de ce que tu es vivant.
Chanson populaire comme celle de Félix Leclerc
C’est beau la mort
C’est grand la mort
C’est plein de vie dedans.
Tant de textes nous rappellent l’importance de prendre conscience que nous sommes des passants sur la terre et que le comprendre n’est pas se lamenter. Au contraire. Les couleurs de la vie n’en prennent que plus d’éclat.
Mais je ne veux pas généraliser et encore moins moraliser. Si la tentation de le faire me prenait, je n’aurais qu’à me souvenir de l’époque de mes quarante ans où l’idée que je pourrais mourir et que les autres continueraient à vivre m’était insupportable. Narcisse était un compagnon que j’ai dû apprendre à calmer sinon à faire taire.
Je ne parlerai ni des morts dramatiques de jeunes gens disparus trop tôt, ni de l’horreur de l’entassement des corps dans des charniers ou dans la profondeur de la mer, ni de l’abandon de ceux et celles à qui ont donne toutes sortes de noms-bonbons pour cacher leur lent dépérissement, comme on met un parfum bon marché sur une odeur putride.
Je ne parlerai pas non plus de la douleur de la perte d’un être aimé qui creuse un ulcère dans nos vies.
J’y reviendrai peut-être une autre fois.
Dans ce texte je souhaite seulement partager mes réflexions sur la mort maintenant que la jeunesse a fermé ses yeux lilas. Sur ma mort.
Je crois que sur ce sujet, on ne peut se poser la question que pour soi, loin des diktats de tous ordres.
La mort la plus volontaire c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort de la nôtre.
J’ai découvert, en préparant ce texte, cette phrase de Montaigne qui -faut-il s’en étonner- n’apparaît pas dans les recueils de citations célèbres.
Il est vrai que cette pensée est celle du jeune Montaigne, disciple des stoïciens. Le vieux Montaigne, confiné par choix dans sa tour, avait avec la mort un rapport plus tendre, plus serein.
Cependant, cette phrase : la vie dépend de la volonté d’autrui, la mort de la nôtre a profondément résonné en moi. Elle me servira de guide dans ma réflexion, sur la mort, sur le sens qu’elle a, ou que je lui donne.
A chaque étape de ma vie, lorsque j’ai cherché à en trouver sinon le sens, du moins un sens, je me suis appuyée sur mon expérience.
Mais, cette fois, la base est absente. Nulle expérience directe ne peut m’éclairer.
De ma naissance, je ne connais que les récits, plus ou moins fiables de ma famille.
De ma mort, il ne restera que ceux de gens qui m’auront survécu, soumis aux prismes de leur propre perception.
Le cercle de l’expérience de la vie est poreux par les deux bouts.
Personne n’a retraversé le Styx pour dire s’il est sombre ou lumineux, si ce n’est dans les contes et légendes. Les témoignages de mort imminente, tout intéressants qu’ils soient, viennent de gens qui ne sont pas morts vraiment, n’est ce pas ? Même les tenants de la réincarnation pemsent que si l’esprit demeure, la forme change.
Nous sommes, comme le dit Merleau Ponty, jetés dans l’existence et tout autant jetés dans la disparition, sans paroles pour en témoigner directement.
Alors pourquoi tant de textes sur la mort ?
Par peur, par désir de contrôle ? Peut-être.
Mais surtout parce que c’est une donnée existentielle, fondamentale, incontournable. Cela reste pendant longtemps une idée en dormance qui se réveille à l’occasion d’un deuil, d’une maladie ou même d’une lecture, puis se tapit à nouveau dans un recoin du cerveau, un peu comme un virus qu’on oublie mais qui ne guérit jamais.
Nul vaccin ne nous prémunit de la mort.
Mais est-il possible de l’envisager ?
Penser sa mort, l’imaginer, la rêver.
Non pour la conjurer, car elle déjouera sans doute toute prévision, mais pour lui donner du sens et par la-même donner du sens au temps de vie qui la précède.
Puisse le tremplin de mes pensées donner un doux élan à l’envol de ma dernière respiration, dans le grand souffle de l’univers.
Impressions fugitives
Quelques moments particuliers m’ont permis d’accéder, de façon furtive, à une certaine compréhension du phénomène de la mort.
Le premier ne commence pas de façon très philosophique !
Je suis en train d’essayer de tuer une mouche contre la vitre d’une fenêtre. Elle se débat de toutes ses forces, se recroqueville, s’agite d’un coin à l’autre.
Une phrase jaillit alors dans mon esprit : Il y a en nous un instinct animal qui nous pousse à nous débattre contre la mort, mais devenir humain c’est prendre conscience que c’est inévitable.
J’ai laissé la mouche s’envoler mais je n’ai pas oublié la phrase.
Le deuxième moment est clairement situé.
Arizona, automne 2008
Je vais passer trois jours dans le canyon de Chelly.
Temps de jeûne et de solitude pour tenter l’expérience d’une quête de vision, selon une tradition chère aux Navajos. Cette expérience conclut une formation sur les Rites de Passage.
A la fin de la deuxième journée, je me déplace lentement. Le jeûne a allégé mon corps. Ses contours deviennent flous. J’ai alors l’impression de me dissoudre dans l’univers et cette sensation est très agréable.
J’y ai repensé récemment lorsque la fondatrice de la formation sur les Rites de passage m’a dit sachant qu’elle allait mourir : Tu verras Andrée, toi qui me suis sur le chemin, la dissolution ce n’est pas un problème...mais la douleur...
Me dissoudre, oui ce mot me va bien, quant à la douleur, franchement si je pouvais m’en passer, j’avalerais bien des litres de tisanes comme potion magique ! J’ai une boîte pleine de plantes aux odeurs pleines de soleil. J’y puise régulièrement, retrouvant des images d’enfance, où,courant dans les prés derrière ma grand-mère, je mettais dans son tablier, noué autour de la taille comme un grand sac médicinal, gentiane, arnica, bleuets et pissenlits.
Mais on ne guérit pas de la mort n’est-ce pas et retomber en enfance n’est pas une solution qui m’attire.
Troisième temps.
Charlevoix printemps 2019
Dans la maison, nichée entre forêt et fleuve, que mon compagnon et moi nous avons aimée et que, l’âge venant, nous allons quitter, je regarde vaguement le St- Laurent, qui miroite au loin. Moment de suspension, du rien, de l’absence à moi-même.
Soudain une lueur.
À travers les nuages sombres, une zébrure rouge. Elle s’agrandit. Lentement d’abord, puis avec de plus en plus de force. Le ciel s’embrase dans une magnificence de rubis, de rose, d’écarlate.
L’espace quasi comateux où j’étais engluée s’irise lui aussi. Les couleurs entrent en moi, ou j’entre en elles, je ne sais pas. Mais j’ai l’impression de m’ouvrir, de me dilater.
Les couleurs s’adoucissent. C’est l’heure mauve chère à mon cœur. Au loin, trois chevreuils passent, tranquilles. Leurs petits derrières blancs se découpent sur un fond un peu flou.
Tout à coup, toute lumière disparaît.
C’est la nuit.
Alors, je sais.
Voilà ce qu’est la mort, ce que sera ma mort.
Tout à coup, toute lumière se retirera de moi.
Je repousse la voix critique :« C’est d’un banal, cette comparaison avec la nature ».
Je ressens profondément cette vérité première.
Je suis née, je vais mourir.
La vie ne va pas sans la mort qui donne place à d’autres vies comme la nuit laisse place au jour.
Et c’est bien ainsi.
Ces prises de conscience, ces petites lueurs, étoiles filantes dans la nuit, n’auraient peut-être pas eu lieu si je n’avais pas été touchée, depuis très longtemps, par des images, des films, des paroles, des lectures.
Sept ans.
Mon premier film.
Dans la salle obscure, je regarde, émerveillée, les gambades de Bambi. Et soudain le son de l’arme, la mort, le chagrin. Pourtant Bambi vivra, grandira, aimera.
La vie, la mort, bonheurs et douleurs entrelacés.
Première leçon. Indélébile.
70 ans.
Autre film. La Dernière leçon.
Je connais l’histoire réelle de cette femme qui a décidé, avec sérénité, de mourir avant que sa vie, bien remplie, se vide peu à peu, se décolore, n’ait plus de sens. Elle en a informé ses enfants. Son fils n’accepte pas. Sa fille, après des hésitations bien compréhensibles, l’accompagne.
Mais il est interdit de choisir sa mort.
Il est interdit d’être témoin de ce choix.
On deviendrait complice. Ce mot dit bien le crime.
Il y aura un dernier coup de téléphone. C’est mieux que rien. Mais quelle parole remplace un geste aimant ?
Tenir dans sa main aimante, une autre main aimante, jusqu’à ce que le lien charnel devienne de plus en plus ténu, puis disparaisse, laissant une douce trace. Cela est interdit si on a choisi de mourir.
Cette Dernière leçon est une ancre où s’est arrimé un souhait, jusque là plus vague.
J’ai fait rire ma docteure en lui disant : je veux mourir vivante. C’est vrai que formulé ainsi c’est plutôt amusant.
Mais, retrouvant récemment une phrase de Victor Hugo : le plus lourd fardeau c’est d’exister sans vivre je me suis dit que j’étais en bonne compagnie !
La possibilité, au Québec, de recevoir l’aide médicale à mourir est déjà une belle avancée. C’est encore trop peu, trop de douleurs, trop de temps, trop de dépendance à la médecine.… Il y a encore des conquêtes à faire. Elles ne viendront pas de manifestations, drapeau levé…mais il y en aura…
Je sais que pour chacun. les choix sont différents, selon son histoire, selon ses croyances. Le film de Dansereau Le vieil âge et l'espérance en est un beau témoignage. Et cela dit l’importance précieuse de la liberté.
J’ai la chance, le bonheur d’avoir un compagnon qui partage mes idées. C’est un complice…dans le sens léger du terme.
Je voudrais pouvoir choisir lucidement, calmement, sereinement et faire mes adieux en laissant en héritage mon amour de la vie.
J’aime cet adage attribué à Confucius
À ta naissance tout le monde rit et tu es le seul a pleurer. Conduit ta vie de façon à ce qu’à ta mort tout le monde pleure et que tu sois le seul à sourire.
Il va bien avec celui de Montaigne.
Si la vie n’est qu’un passage, au moins sur ce passage semons des fleurs.
Je n’en ai pas toujours semé. Mais il est encore temps.
À suivre...
- A. Condamin
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