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Au fil des jours, je partagerai avec vous des écrits sur ce qui m'inspire.

La fleur et le ciment : témoignage d’une psychothérapeute

Photo du rédacteur: Andrée CondaminAndrée Condamin

À propos de la psychothérapie.

Publié en 2001.


Je pose, avec regret, Le dit de Tianyi qui, depuis quelque temps me nourrit l’esprit, le cœur, et m’apprivoise à cet espace qu’on appelle l’âme. J’aimerais continuer ma lecture, mais il est temps que je me prépare à partir à mon bureau. Des phrases : « On a beau être en exil et seul, on est tenu par des liens tissés comme malgré soi…Ne pas pouvoir joindre la vie antérieure à la vie présente, ne pas pouvoir la raconter en entier, pas même à soi, telle est la solitude…»(1) m’accompagneront cependant, rajoutant leurs couleurs sur la toile de fond où viendra se déposer le dit de mes clients.

Toile de fond de mon histoire, de mon parcours, que j’ai longtemps cru sinueux mais qui m’apparaît, en ce moment -jusqu’au prochain détour peut-être- plus orienté que je ne le savais. Il y a bien une structure de base dans cette histoire pleine de méandres, il y a bien des lignes de base à travers les couleurs multiples et parfois disparates. Découvrir cette structure me rassure, mais je ne voudrais pas perdre les couleurs qui animent la toile, les expériences de vie, au creux desquelles, j’accueille celles de mes clients.


Tout en marchant jusqu’à mon bureau, je pense aux personnes que je vais rencontrer aujourd’hui.

Monsieur R, en premier. Il va arriver juste à l’heure ; depuis trois ans, il n’a pas dérogé à cette règle qu’il s’est donnée. J’aurai eu le temps de m’installer, j’irai le chercher, il aura l’air gêné, surpris même. Un jour il m’a dit

- Je suis toujours étonné que vous soyez- là…. Que vous n’oubliez pas .

- Que je ne vous oublie pas

-Oui

Un oui, d’une voix étouffée.

Il a un poste important, beaucoup d’argent ; il a eu beaucoup de maîtresses.

- Des beaux culs, madame, je ne devrais peut-être pas vous dire çà, des beaux culs mais des idiotes, enfin la plupart… Maintenant ça m’ennuie. Pensez-vous que c’est l’âge ?

Beaucoup d’argent, beaucoup de maîtresses mais une voix étouffée, une enfance mortifère.

- Ma mère voulait que je fasse un prêtre, vous vous rendez compte.

Non, je ne me rends certainement pas complètement compte, moi qui viens d’une autre culture où la laïcité faisait figure de religion, mais j’essaie.

Je l’aime bien monsieur R. Je suis contente de le voir. Je sais qu’il s’agit de contre-transfert, mais cela ne change rien à la sympathie que j’éprouve et, d’ailleurs, je pense que cette sympathie, qu’il ressent certainement, l’aide dans sa démarche.


Après lui, Michèle L

Je la connais encore peu. C’est une jeune fille. Premier gros chagrin d’amour, premières trahisons. Des nuits passées à attendre.

Souvenirs de mes propres larmes impuissantes, de mes colères libératrices. Attention de ne pas plaquer mes propres réactions sur les siennes. Me taire et écouter, écouter …


Les autres clients apparaissent, à leur tour, dans mes pensées, parfois avec un événement de leur histoire, parfois avec un geste qui m’a marquée. D’autres fois reste un vague malaise de la dernière rencontre, une tension et parfois c’est le vide.

Moi qui ai dévoré, avec gourmandise, les œuvres de Rogers, moi qui me suis vue en ange porteur de l’amour inconditionnel, je tombe de haut.


Ce qui reste inconditionnel, cependant, c’est le fait de m’interroger : que se passe t-il ? est –ce moi qui suis menacée par ce qu’ils tentent de dire, est-ce, comme le montre si bien Searles, qu’ils me font ressentir ce qu’ils ressentent (2), est-ce entre-nous que le courant ne passe pas, parce que la relation est mal établie ?

Cette recherche de sens sous l’apparent non-sens, c’est bien là un des points de repères de mon parcours, que j’appelle professionnel, tout en sachant combien un parcours professionnel est, avant tout, personnel.


Des jalons sur un parcours sinueux


J’aimerais dire que j’ai toujours su que je serais psychothérapeute, tout comme j’ai voulu croire que mes jeunes années couraient dans des sentiers, pleins d’oiseaux et de fleurs, mais c’est faux. Je n’ai su que très tardivement que l’on pouvait faire des études en psychologie et, lorsque j’ai soulevé les pierres des sentiers de mon enfance, j’y ai trouvé autant de vipères que de fleurs.

Mais, du plus loin que je me souvienne, j’ai été passionnée par la vie intérieure des gens qui m’entouraient. J’ai guetté sur le visage de ma mère les signes qui me disaient si elle allait bien ou mal -c’étaient mes deux grandes catégories- et quelles attitudes, je devais adopter en conséquence.

J’ai tenté de capter toutes les conversations que les adultes tenaient, en baissant la voix : tout ce qu’on voulait me cacher me paraissant d’une bien plus grande importance que ce qu’on me disait.


C’est cette même passion pour la compréhension de la vie intérieure, ce même parti pris pour la vie cachée, sous l’apparence des faits, qui m’animent encore dans mon travail.


Tout en écoutant ce qui se disait autour de moi, je cherchais aussi à saisir la vie à travers les livres. Ils me révélaient qu’il y a d’autres vérités que celles qui sont admises, que certains rêves sont plus forts que tout, que la souffrance et la joie se côtoient ; ils donnaient forme et force à mes pensées, à mes émotions, ils les légitimaient. Toutes les histoires que je lisais se mêlaient à la mienne et la vie m’en paraissait plus vivante.

Ces histoires me reviennent souvent à l’esprit lorsque des clients me parlent de leurs souffrances, de leurs rêves ou de leurs tumultueuses amours et je cherche à savoir comment, eux aussi, ont été marqués par des contes, des chansons, des films, des bandes dessinées…. , car la résurgence de ces lectures révèle leurs besoins, leurs désirs et leurs rêves. Tout ce matériel est précieux pour retrouver, comme le dit Artaud, l’enfant qu’ils ont été, celui qu ‘ils auraient voulu être et qu’ils ont perdu en route.(3)

.

Au moment de choisir mes études universitaires, j’ai hésité entre la littérature, l’histoire et la philosophie, trois façons de tenter de me comprendre ainsi que le monde qui m’entourait.


En histoire, ce qui m’intéressait particulièrement, c’étaient les décalages entre l’histoire de la vie quotidienne et les récits officiels ; décalage aussi entre l’hagiographie et l’histoire plus réelle des personnages : Napoléon triomphant …et ses lettres désespérées à Joséphine … Toujours la vie intérieure, la vie cachée, si différente des costumes d’apparat…. Le soi grandiose et son envers …


Cet intérêt, toujours présent, pour l’histoire, me permet de ne pas oublier que la vie de mes clients s’inscrit dans un contexte collectif et des fureurs me viennent qui m’amènent à intervenir hors de mon bureau, et parfois dans mon bureau : Non, l’épuisement professionnel n’est pas un phénomène strictement individuel dont souffrent les pauvres gens qui ont, dans leur berceau, malencontreusement hérité d’une personnalité du type A ! Quand on érige la performance en vertu cardinale et que le fait de prendre un dimanche de congé devient un péché, tout le monde peut être concerné. Non, la mondialisation n’est pas le synonyme inévitable de la sauvagerie dans les rapports humains. Oui, quand on est congédié, il est normal de ne pas faire son deuil en une heure et de ne pas savoir gérer ses émotions avec maestria !

J’ai arrêté les pleurs d’une cliente qui se sentait coupable d’être épuisée, avec une comparaison qui s’est avérée des plus efficaces

-Si vous étiez en guerre et qu’on vous dise gentiment que, comme vous courez bien, vous êtes la meilleure pour passer entre les mines, vous trouveriez-vous coupable de vous mettre à l’abri de temps en temps ?

La cliente s’est redressée, un peu interloquée, puis elle a ri, et ce commentaire venu, je dois le dire, plus de mes propres colères que d’une compréhension directement empathique, a permis une prise de conscience qui a éclairé plusieurs aspects de sa vie.

Je ne voudrais évidemment pas faire une règle, de ce type d’intervention que je sais hasardeuse, mais je pense, cependant, essentiel de considérer les dimensions historiques, culturelles et sociales, dans les problématiques de mes clients. C’est là, un des héritages que m’a laissé mon intérêt pour l’histoire.

Avec la philosophie, c’était autre chose : la fascination pour la proximité des textes anciens, la prise de conscience d’une communauté humaine, les questions récurrentes sur l’amour, sur la mort, la recherche de sens à défaut du Sens, les tentatives de réponses, le permanent sous l’éphémère. J’ai fait, par le biais de la philosophie, la rencontre enthousiaste de la grande famille des humanistes. J’ai compris avec Montaigne(4) l’importance et la légitimité de la connaissance par l’expérience, avec Spinoza(5) qu’il pouvait y avoir une science intuitive et combien peut-être puissant le désir de la joie.… . Les propos de plusieurs philosophes me guident encore aujourd’hui. Je relis régulièrement des passages de Montaigne ; ils me rappellent qu’apprendre c’est apprendre à se connaître à travers les autres, à frotter sa cervelle contre celle des autres , à mirer sa vie dans celle d’autrui. Je pourrais dire, comme lui, que moi qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et une variété si infinie que mon apprentissage n’a autre fruit que ce qu’il me reste à apprendre (6)


Entre l’histoire, la philosophie et la littérature, j’ai choisi de poursuivre mes études en littérature, probablement parce qu’elle m’était plus familière, mais ces trois grands domaines de connaissance imprègnent maintenant ma façon de travailler.


Après les études, l’enseignement -je suis entrée dans la tradition familiale- puis je suis partie au Québec, un peu par hasard. Cette expérience m’a forcée à remettre en question beaucoup de choses que je croyais certaines.


Arrive un épisode marquant : dans un atelier en bioénergie où je m’étais inscrite, pensant, sincèrement, que cela m’aiderait à mieux comprendre les étudiants à qui j’enseignais le théâtre, je fais, sans me méfier, un exercice de visualisation et l’image de ma mère me prend par surprise.

Tout un pan de ma vie bascule.

Je me rends compte que ce n’est pas aux besoins des étudiants que j’essaie de répondre mais aux miens. Détruites les illusions d’altruisme, détruites les images d’Épinal de l’enfance.

Je commence un long chemin en psychothérapie. Ni chemin de croix ni chemin de Damas, mais démarche difficile et éclairante, néanmoins. Je change plusieurs fois de psychothérapeute, parfois par nécessité car je change de ville, parfois par choix car j’ai l’impression de ne plus avancer. Ils-elles ont des approches différentes, ce qui me permet de voir mon histoire sous divers angles, mais plus que les approches, c’est leur qualité de présence, l’impression de rencontrer quelqu’un de réel, qui me retient ; ou le manque de présence, l’impression d’être en face d’un mur théorique qui m’éloigne.


Comment parler d’une qualité de présence ou du phénomène de la rencontre ? Au cours de ma démarche, j’y ai cherché et trouvé des éléments différents. Au début, le sentiment à la fois exultant et effrayant que toute l’attention était sur moi. Tout ce que je disais, tout ce que je faisais était important, tout était retenu pour moi, et non contre moi. Je ressentais, je parlais, je me taisais, tout était correct. Moi au centre et l’autre -mère parfaite- qui se consacre à moi, avec une absolue présence. Le rêve d’une enfance comblée. Mais le rêve ne dure qu’une heure par semaine. Ce n’est pas juste. Et quand je sors du bureau, je vois qu’un autre enfant va s’accaparer ma place, alors à quoi bon ?

Peu à peu je m’y fais. Je grandis. La présence, je la vois alors comme la capacité du psychothérapeute à me donner de moi une autre vision que celle que j’ai, quitte à ce que cela me fâche. Présence donc à des aspects de moi que j’ignore. Une rencontre avec une autre partie de moi, avec la face d’ombre ; une rencontre avec quelqu’un d’autre qui me conteste, qui me déjoue, sans m’écraser. Après le miroir rassurant, le côté caché, le tain sous le verre. Cependant si le miroir déforme trop, si on veut faire rentrer ma forme dans une forme prédéterminée, qui me coince aux entournures, je m’en vais. Ce qu’il y a de bien, en psychothérapie, c’est qu’on peut changer de père et de mère, si on voit qu’ils ne font pas l’affaire et surtout s’ils ne reconnaissent pas qu’ils peuvent se tromper.

Je grandis encore, je vieillis même. Au cours de la dernière étape, ce que j’ai recherché c’était une sorte de dialogue, dont l’objet était bien ma vie, mais prise un peu comme en dehors de moi, comme si je pouvais l’observer comme faisant partie d’un tout plus grand, dont je savais, même si cela n’était pas dit, que ma psychothérapeute (j’ai fait cette dernière étape avec une femme qui été pour moi un modèle d’ouverture et de liberté) était partie prenante.

Je vois donc mon cheminement thérapeutique comme la lente reconstruction de différentes étapes de vie de l’enfance à l’âge adulte. C’est aussi ce que je cherche à faire avec mes clients dans mon travail, qui, tant dans ses principes que dans les formes qu’il prend, est indissociablement lié à ce cheminement.


Parallèlement à cette démarche psychothérapeutique, ou plus exactement, dans un entrecroisement, j’ai suivi différentes formations qui associaient la créativité et le développement personnel. Des ateliers d’écriture, de théâtre, de chant… m’ont permis de prendre une bouffée de liberté, après la rigueur intellectuelle de mes cours universitaires et d’avoir accès à des aspects de moi que j’ignorais. Pour un temps, j’y ai aussi trouvé un ressourcement pour les cours que je donnais.

Cependant, j’aspirais de plus en plus à autre chose. Après un cours en massage qui avait bouleversé mes schèmes de connaissances, j’ai arrêté d’enseigner. J’avais découvert, au lieu du raisonnement et de la logique, l’’importance des sensations, des émotions… les leçons du corps et, dans ce domaine j’avais, avant tout, besoin d’apprendre.

Le désir de devenir psychothérapeute s’est alors peu à peu imposé, et il a pris forme de projet. Au cours d’une formation en gestalt-thérapie, proposée à des professionnels autres que des psychologues, j’ai eu à faire un travail qui consistait à observer ce qui se passait lorsque je me sentais très fatiguée. Travail que j’ai conclu par ces lignes : Je m’ennuie d’un contact plus profond avec moi et avec les autres, que je ne peux pas atteindre actuellement par l’enseignement.

Terrible et salutaire force de l’écriture…que l’on ne peut contourner.

J’ai repris des études universitaires, jusqu’à un docte doctorat. Mais tout en me soumettant aux normes, je n’ai pas oublié la force de l’imaginaire, la puissance du ressenti, la nécessité de l’aiguillon du doute, pour tarauder les trop stérilisantes


Les théoriciens qui m’ont accompagnée et m’accompagnent encore, sont des praticiens qui ont cherché à témoigner de ce qu’ils comprenaient, à partir de leur expérience, se remettant en question, au fil de leur vie. Je ne saurais les citer tous, de Freud aux théoriciens actuels. Je glane, je maraude, dans mes lectures et mes relectures, faisant feu de tout bois qui me semble d’assez bonne qualité pour rajouter des étincelles au grand feu de la connaissance. En plus des ouvrages théoriques, je continue à lire des romans, qui m’éclairent autant, parfois plus, sur la complexité des sentiments humains.

Je pense à tous ces livres, comme à des amis chers, qui sont parfois très proches, qui s’éloignent à d’autres moments, mais avec qui les liens se maintiennent, en filigrane, et que je retrouve, au cours des années, avec bonheur, même si je me suis fait d’autres amis entre temps.


Je me suis plusieurs fois retournée pour faire le point sur mon parcours et jusqu’à une période récente, j’ai cru qu’il était chaotique. J’en tirais une certaine fierté, le désordre m’ayant toujours plus rassurée que l’ordre trop rigide et l’appel du désir plus attiré que les plans de carrière.


Mais, récemment, dans un séminaire de réflexion sur le roman familial, j’ai eu à tracer une trajectoire des événements qui ont marqué mon histoire. À la fin de l’exercice j’ai constaté, avec surprise, que les sentiers que j’avais cru disparates convergeaient finalement et que ce que j’avais pris pour des ruptures n’étaient que des jalons sur un chemin qui va vers un but que je ne peux pas clairement identifier. Je peux seulement repérer ce qui est convergent : la nécessité de me sentir vivante, plus forte que l’attrait de la sécurité, le désir de créer plus fort que le poids des normes et des critiques, la recherche de liens dont la solidité viendrait de la possibilité de me reconnaître semblable et différente. Or ces points de convergence sont très proches de ce qui sous- tend mon travail.


Force m’est de constater que les convictions sur lesquelles je base ce travail, que les points de repères dont il est jalonné, sont les mêmes que ceux qui ont guidé mes pas, sans que je le sache clairement. Peut-il en être autrement ? Je ne pense pas, mais je sais que, paradoxalement, plus j’en prends conscience et plus je peux arriver à entendre la parole distincte de chacun.


Quelques convictions, de multiples outils



Ma pratique s’inscrit principalement dans le courant de la psychothérapie humaniste-existentielle. J’en partage les grands principes : la vision de l’être humain comme un être global -corps, émotion, esprit- marqué par son histoire, mais capable de mouvement et de développement pour être soi , dans le présent, en contact avec ses réactions corporelles et émotives, porteur de son histoire passée et ouvert à un devenir possible ; être soi comme récepteur et acteur d’une histoire en déroulement, histoire qui s’est tissée et se tisse dans un entrelacement à celle d’autrui. (7).

Le but principal de la psychothérapie me paraît donc être la réactivation de ce mouvement, lorsqu’il a été arrêté par des difficultés plus ou moins grandes.

Où, quand et comment la confiance s’est-elle retournée en méfiance excessive ? Où, quand et comment la souplesse est-elle devenue rigidité, où, quand et comment la créativité est elle devenue répétition routinière ?

Accueillir les clients là ou le développement a été paralysé, mais aussi dans leurs aspirations, tenter de dénouer ce qui a été noué pour remettre la vie en mouvement, rouvrir le plus délicatement possible les blessures nécrosées, avec la douleur que cela réveille, redonner force aux rêves, aux projets, refaire circuler l’énergie, ce sont là, comme c’est le cas pour bien d’autres psychothérapeutes, les buts que je poursuis.

Et pour cela, je me sers de tous les outils que je connais, les différents exercices créatifs que j’avais cru laisser derrière moi, trouvant ainsi une place nouvelle. L’important pour moi, comme le disait l’héroïne d’un roman de mon enfance, c’est de parler aux gens le langage qu’ils comprennent et de les aider à trouver leur propre langage. Les mots, les images, les silences, les rêves, les rêveries, les exercices corporels, les lectures, les dessins … tous ces outils me semblent bons, s’ils rejoignent les clients, les touchent, servent de passerelle entre eux et moi. Parfois j’arrive à construire cette passerelle rapidement, parfois après des tâtonnements et parfois pas du tout. Dans ce cas, j’essaie de trouver quelqu’un d’autre susceptible de les aider, comme on confierait à quelqu’un, un enfant dont on sait qu’il a besoin de quitter la maison pour grandir.

J’ai souffert de thérapeutes qui, face à mes insatisfactions, se contentaient de me signaler mes défenses -réelles bien sûr - sans que je perçoive leur propre remise en question et qui recevaient mes velléités de départ ou même toute activité faite en dehors d’eux comme des crimes de lèse-majesté ; j’essaie donc de ne pas reproduire cela.


La conception que je me fais de l’être humain et de la psychothérapie, ancrée dans mon histoire, a été précisée et enrichie par la lecture des principaux auteurs de la psychologie humaniste-existentielle. J’ai trouvé dans les œuvres de Rogers, de Maslow, bien des étincelles qui m’ont éclairée et m’éclairent encore. Mais deux auteurs guident plus spécifiquement ma pratique : il s’agit de May et de Gendlin.

La lecture du Désir d’être a été un point d’appui dans mon travail. J’y ai ancré mon souhait de comprendre l’être humain en tant qu’être qui existe, en tant qu’être au monde… .tel qu’il est réellement …et non comme une simple projectionde nos théories à son propos. J’y ai également trouvé une pierre d’assise en ce qui concerne l’importance de la présence du thérapeute comme être humain vivant, engagé dans une relation réelle et de la rencontre qui implique que les deux personnes soient changées.(8). Plusieurs autres ouvrages de May ont été marquants, mais particulièrement le Courage de Créer (9) dont la lecture, à laquelle je reviens régulièrement, me sert de support dans mes réflexions sur l’espace thérapeutique, comme espace créatif. Les différents ouvrages de May ont surtout confirmé ma propre conviction sur cette aspiration des êtres humains à exister plus pleinement.


C’est à ce désir d’exister que je m’accroche, alors même que les clients ne le voient pas, ne le sentent plus -mais il est là puisqu’ils viennent- essayant d’en capter la moindre lueur, tentant de faire pénétrer mon regard, jusqu’à une source de vie. Je suis obligée, dans un premier temps, de me taire lorsque j’en trouve une puisque, paradoxalement, les clients la refuseraient, alors même qu’ils la cherchent. Car reconnaître le lieu où la vie sourd, c’est souvent s’exposer à modifier ce qui ressemblait à de la sécurité et qui était en réalité de la paralysie ou s’exposer à reconnaître que ce qui paraissait être un symptôme à éliminer était en réalité une tentative de parole.


Constater et surtout accepter que là où est la mort, la paralysie, là est aussi la vie, la remise en mouvement, est sans doute ce qui m’a le plus dérangée dans le travail que je fais, comme d’ailleurs dans ma propre histoire.


J’ai reçu pendant une longue période une jeune femme. Lorsqu’elle est arrivée à la première rencontre, elle était si désespérée, si défaite, que je pensais devoir faire une référence, lorsque je l’ai entendue dire

-Je suis tellement nulle que je n’arrive à peindre qu’en ayant un modèle… je peins d’après des cartes postales, j’en ai honte, je me cache pour le faire.

Elle avait honte, mais dés la première rencontre, elle me confiait ce secret, ce fil d’Ariane pour traverser les lourds murs cimentés qui l’écrasaient, elle me révélait qu’elle peignait -pour l’instant, d’après les autres- mais qu’elle voulait le faire d’après ses propres images intérieures. Elle avait le désir d’exister.

À cette jeune femme, à l’enfant qu’elle avait été, sa mère avait répété : Mieux vaut la mort qu’une tache, et il était aisé de comprendre quel obsédant désir de perfection la paralysait. Après plusieurs entrevues, je lui ai proposé de peindre avec ses mains. Et c’est après avoir barbouillé, taché, de noir, puis de rouge, puis de toutes les couleurs, de grandes feuilles de papier, qu’elle m’apportait d’abord en pleurant et en évoquant, avec angoisse le diktat maternel, puis avec de plus en plus de fierté, que cette jeune femme a pu se mettre à peindre comme elle le souhaitait et aller vers plus de bonheur. J’inversais ainsi, sans le dire, la condamnation à la honte : Fais des taches, encore et encore, dessine des formes indistinctes, trace despistes qui semblent en cul de sac, avec tes mains, avec ton corps, avec tes émotions, avec ton âme et la vie y trouvera son chemin….


Il y a quelques années, je m’étais arrêtée, émerveillée par la force de la vie, devant une petite fleur rose, à peine ouverte, toute tordue, qui s’était frayé un chemin, entre deux blocs de ciment qui consolidaient une route de montagne.

Cette même force de vie me fascine, lorsque j’écoute, lorsque je regarde mes clients, qui sont parfois tordus de douleur, qui ont parfois des trajectoires de vie qui semblent n’avoir aucun sens, mais qui cherchent, quand même, à traverser le ciment des interdits, des secrets, des blessures, pour s’ouvrir, si peu que ce soit, pour tendre vers la lumière, pour exister. Mais cela ne se fait pas sans effort, cela implique, comme le dit May, le désir et la volonté…. du côté du thérapeute , comme du côté du client !


Gendlin est un des autres théoriciens auxquels je me réfère. La façon dont il décrit les différentes étapes de l’experiencing me semble très pertinente et, je crois, comme lui, qu’une possibilité de changement implique, presque toujours, deux conditions : un processus affectif ou émotionnel intense qui se déroule dans l’individu, et le contexte d’une relation personnelle en mouvement,(10) ; conditions que je m’efforce de mettre en pratique. Je porte beaucoup d’attention au processus émotionnel, mais surtout, comme je crois que les souffrances majeures viennent de conditions relationnelles non adéquates, tant du côté de la symbiose que de la coupure, je vois la reconstruction d’un espace relationnel satisfaisant, comme l’ élément essentiel de mon travail.


Le désir de devenir de plus en plus soi, tout en étant lien avec d’autres, semblable à eux et cependant unique, faire partie d’une lignée, d’une communauté et pouvoir faire sa propre marque, être nourri d’une tradition et créer, voilà ce que je repère comme désir dans le dit des clients. C’est le décalage entre ce désir et sa non réalisation, cette tension créatrice, entre le souhait de se sentir être soi et le besoin des autres, qui me guide dans mon travail. J’essaie donc de proposer un type d’espace de rencontre qui pourrait devenir, en quelque sorte, un laboratoire relationnel et cela dès le début.


Ainsi j’appelle certains clients par leur prénom, d’autres par leur nom. Ce n’est ni une question d’âge, ni une question de sexe, plutôt le fait de respecter la distance plus ou moins grande qu’ils établissent entre eux et moi, par leurs postures, leurs vêtements, leur ton de voix…. ou pour établir une distance qu’ils ont franchie avec une trop grande familiarité .


Plus spécifiquement, j’observe la façon dont le client induit le rapport avec moi, qui m’indique peu à peu le type d’espace relationnel dont il semble avoir besoin ( ou dont il a peur, mais cela se rejoint) et par le fait même son “âge affectif“. Comme parent symbolique, quel “enfant” ai-je en face de moi ?

Un ”grand enfant-adulte” qui a simplement besoin de trouver un espace de calme, de faire le point, de retrouver des forces avant de reprendre une trajectoire déjà solide ou de préciser un projet ? Je pourrai, dans ce cas, simplement accompagner, être à côté.

Un “enfant-adolescent” qui lutte entre des désirs contradictoires de sécurité et d’autonomie, qui retrouve, à cinquante ans ce qu’il a nié à quinze. Je devrai, avec lui, maintenir une présence constante malgré, ses avancées et ses reculs, faire face, être face à face.

Un très jeune enfant, voire un bébé, blessé dans sa confiance, abandonné à lui-même, violenté dans sa chair et dans son âme. Alors il me faudra l’envelopper, faire un creux en moi pour être tout autour.


Et, dans tous les cas, ne jamais oublier que l’enfant est toujours là dans les mots de l’adulte et l’adulte en attente dans la dépendance de l’enfant.

Ainsi, je pense plus mon travail en termes de besoins, de désirs et de modes de rapport, qu’en termes de transfert et de contre-transfert, même si cela peut recouvrir des contenus voisins. Mais ce n’est pas seulement une question de vocabulaire, c’est parce que je vois le rapport thérapeutique comme un rapport humain parmi d’autres, particulier, privilégié, mais qui se construit sur les mêmes bases, est exposé aux mêmes écueils, peut produire les mêmes effets dévastateurs ou libérateurs, que n’importe quel autre rapport signifiant et plus particulièrement le rapport parental.

Au cours d’une supervision en approche psychanalytique, à la question : « À qui votre client parle t’-il », je répondais systématiquement : «À moi», pensant que c’est bien moi qu’il cherche à interpeller même si à travers moi, d’autres figures se profilent. De la même façon, lorsque j’ai supervisé des étudiants ou lorsque j’accompagne des collègues, c’est toujours sur le rapport qui s’établit entre eux et leurs clients que j’attire leur attention.

Comme les clients viennent précisément pour tenter de rejouer autrement ce qui a été mal engagé, l’échec de la démarche qui confirme l’impossibilité de transformation est redoutable et la responsabilité du thérapeute est grande, d’où la nécessité de l’aide entre pairs, directement, ou par le biais de lectures ou encore en supervision. Pour ma part, j’ai souvent besoin d’être entendue et aidée. Dans ce travail de non certitudes il y a au moins celle là…

Toujours les retours en moi-même, le travail sur les ombres, dans lesquelles les paroles des autres sont englouties, sur les points de clarté qui risquent de m’aveugler… Et toujours cette recherche en moi-même de ces zones de résonances, ombres et lumières, d’où je peux entendre, pour un moment….


Revenir, replonger dans ce qui a fait si mal et qu’on voudrait oublier, y prendre appui, pour poursuivre son chemin, c’est là un trajet exigeant, douloureux mais salutaire. Ce que j’avais lu dans différents écrits, j’ai mis bien du temps à le comprendre vraiment, tant dans ma propre vie que dans mon travail et même actuellement, devant une douleur vive, qui vient, comme une vrille, refouiller les miennes ou me révéler un pan de souffrance humaine que j’ai du mal à supporter, j’aurais bien envie de trouver un chemin de guérison miraculeuse. Parfois, sans m’en rendre compte, je cherche la formule magique de délivrance, avant même de savoir où le mauvais sort a tissé ses filets emprisonnants. Mais le client, d’abord complice -puisque c’est bien là ce qu’il pense vouloir- admiratif devant mon savoir, prêt à se soumettre à mon pouvoir, ne tarde pas à se rendre compte que la formule ne marche pas. Il proteste ou, ce qui est pire, il s’en accuse. Il faut alors faire marche arrière, lui dire que j’ai mal compris, reconnaître mon erreur, sans m’en accuser ni m’en excuser.


Moment crucial dans le trajet thérapeutique que la reconnaissance de mes erreurs ! J’ai pu, plusieurs fois, vérifier que, lorsque je le faisais, il se produisait des avancées significatives. C’est en effet un moment où le client peut comprendre, malgré sa colère ou grâce à elle, qu’il est possible de faire des pas, hors du narcissisant chemin de la perfection, sans se disloquer et, où, surtout, il se trouve confirmé dans ce qu’il ressent -j’ai mal, je ne suis pas compris- au lieu d’être obligé de se soumettre ou de s’attaquer lui- même. Le client peut alors saisir que le trajet thérapeutique se construit dans une recherche à deux et non dans un savoir sur lui, type de savoir dont il a justement souffert .


Un des éléments qui a facilité ma capacité à reconnaître mes erreurs, c’est le fait de voir la démarche thérapeutique comme une démarche créative.


J’avais, comme professeur de littérature, porté beaucoup d’intérêt à la compréhension du processus créateur. J’avais saisi qu’il s’agit d’un processus qui se fait par essai-erreur, qui implique une prise de risques et une tolérance à l’ambiguïté. J’avais aussi réfléchi aux étapes qui le constituent, dont la difficile étape du chaos, et le moment attendu, parfois très longtemps, ou en vain, de l’illumination… Aussi m’a t-il été aisé de faire des parallèles avec le développement des personnes, avec le cheminement thérapeutique qui en découle et d’en accepter le côté hasardeux. Différents ouvrages m’ont aidée à poursuivre mes réflexions sur ce sujet et plus que tout autre Jeu et réalité.(12)

Les concepts d’objets transitionnels et de phénomènes transitionnels me servent de base pour utiliser différents outils, au cours d’un processus. L’espace thérapeutique me semble, comme le dit Winnicott, une aire intermédiaire d’expérience, où je peux proposer un outil, vu comme objet transitionnel ou accueillir celui que le client propose), favorisant ainsi une reprise du développement créatif. L‘outil est bien, alors, une passerelle entre moi et le client, entre le client et le monde extérieur.


Puisque je vois l’espace thérapeutique comme un espace relationnel créatif, je sais que j’ai à y tolérer l ambiguïté et que les clients sont rarement là où je les attends. J’en suis parfois agacée et pourtant je sais que c’est bien, ainsi, puisque la vie n’est ni prévisible ni prescriptible


A Condamin dans Psychothérapies plurielle. Paris. Retz .2003

Références


1 Cheng, F.(1998) Le dit de Tianyi. Paris : Albin Michel,.p 179, p209.

2 Searles, H.(1979) Le contre transfert. Paris : Gallimard.

3 Artaud, G.(1985) L’adulte en quête de son identité. Ottawa : Presses de l’université d’Ottawa.

4 Montaigne. Les Essais

5 Spinoza,(1993).Éthique. Paris : PUF.

6 Montaigne, M. op cit III, 13.

7 Condamin, A (1997) Au risque d’être soi Québec : ed Septembre.

8 May, R.(1972) Le désir d’être Paris :ÉPI, p16, p25.

9 May, R. (1993) Le courage de créér. Montréal : Le Jour.

10 Gendlin, E.(1975) Une théorie du changemnt de la personnalité Montréal : CIM.

12 Winnicott, D.W.(1971) Jeu et réalité Paris :Gallimard.



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