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Blog.

Au fil des jours, je partagerai avec vous des écrits sur ce qui m'inspire.

Photo du rédacteurAndrée Condamin

(partie 1) La recherche heuristique ou le désir de chercher comme désir d'exister

À propos de la recherche.

Publié en 1996.


1994 : thèse de doctorat sur le métier d'enseignant. Cette thèse a donné lieu a plusieurs publications.

1997 : un résumé de cette thèse a été publié sous le titre Au risque d’être Soi disponible en cliquant sur Livres.


***


Nota Bene : Ce document est, dans sa plus grande partie, constitué du chapitre méthodologique de ma thèse de doctorat : La traversée du miroir ou La découverte d'un nouveau plus à l'enseignement après une révision en question professionnelle. (Université Laval, 1994).


Le contenu de la recherche a été résumé dans l'ouvrage : Au risque d'être soi. (1997). Québec : édition Septembre.



Comme n'importe quel être humain, je suis inclus dans cette réalité que je décris.


Hubert Reeves



Quelle merveille que cela : quand on exprimait bien quelque chose de soi, ne serait-ce qu'une émotion, du même coup on exprimait une part de la vie d'autrui.


Gabrielle Roy


Table des matières


J'existe donc je cherche - Je cherche donc j'existe.


C'est entre ces deux branches d'une même assertion : le sentiment d'exister et le désir de chercher sont intrinsèquement liés que la recherche heuristique trouve ses bases les plus profondes. C'est dans ce « désir d'être », mis en lumière par Rollo May (1972), dans ce désir d'être en mouvement de soi vers soi, de soi vers les autres, de soi vers le monde, dans ce désir des êtres humains de mieux se comprendre ainsi que le monde qui les entoure, qu'elle trouve son ancrage.


C'est essentiellement de ce désir de chercher comme désir d'exister dont je voudrais témoigner à travers ce document. Je souhaite aussi qu'à travers cette lecture, d'autres personnes trouvent cet encouragement à chercher à partir de leur propre expérience, cette stimulation que j'ai moi-même trouvée dans les textes qui m'ont permis de connaître la démarche heuristique, entre autres les textes de Moustakas et de Craig.


Le mot heuristique, du grec Heuriskein : trouver est associé au mot Euréka qui évoque l'enthousiasme provoqué par le sentiment de la découverte. Or, dans ma démarche, le premier Euréka est venu de la découverte de la recherche heuristique elle-même.


Je cherchais, depuis un certain nombre d'années, à mieux comprendre l'expérience faite par des enseignants qui avaient retrouvé un sens à leur travail après une remise en question professionnelle (ce qui était aussi mon cas) et j'en avais fait mon sujet de recherche doctorale. J'avais pu, peu à peu, en réfléchissant à mon cheminement, repérer la répétition d'un mode de fonctionnement : aux prises avec les questionnements qui me dérangent, je cherche à saisir ce qui m'arrive. Pour cela, j'essaie de retrouver dans mon histoire ce qui peut expliquer ce que je vis, en même temps que je tente, par des discussions et par des lectures, de savoir si l'expérience des autres peut se comparer à la mienne et l'éclairer. Petit à petit se dégagent des éléments de compréhension qui me permettent, temporairement, de trouver un sens à mon expérience.


Cela est vrai dans tous les domaines de ma vie. Cependant, en ce qui concerne la question de mon vécu professionnel, j'avais été amenée à rajouter une étape supplémentaire : ce que j'avais compris pour moi m'avait servi dans l'organisation conceptuelle pour la structuration et le développement d'interventions auprès d'enseignants, eux-mêmes aux prises avec des difficultés. Ces interventions m'avaient permis de confirmer certains éléments conceptuels que les enseignants jugeaient éclairants par rapport à ce qu'ils vivaient. Ils m'avaient aussi forcée, lorsque ce n'était pas le cas, à continuer à réfléchir en tenant compte de leurs propres conceptions.


Parallèlement à cela, de nouvelles préoccupations avaient surgi face auxquelles la théorisation que j'avais faite devenait insatisfaisante. D'étape en étape, s'étaient clarifiés mon intérêt pour la recherche et ma façon de chercher.


Je voyais donc que - parce qu'il m'est nécessaire d'avoir accès au sens de ma propre expérience - je tente de la définir en la comparant à celle d'autres personnes confrontées aux mêmes réalités que moi ; les similitudes entre nous me permettent de dégager des éléments conceptuels temporairement satisfaisants ; mais lorsque ces éléments s'avèrent insuffisants pour me permettre de saisir le sens de nouvelles expériences, je suis amenée à poursuivre mon cheminement.


C'est ma rencontre avec des textes sur la recherche heuristique qui a été déterminante à cette étape de mon travail. J'avais l'impression de retrouver dans cette façon de décrire la recherche comme un processus de découverte, et avant tout à l'implication personnelle du chercheur, ma propre façon de chercher. Il me semblait que, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, j'avais fait l'expérience naturelle et spontanée de ce qu'est la recherche heuristique, c'est-à-dire un type de recherche.


« […] qui encourage un individu à découvrir pour lui-même, à travers les étapes qui se présentent au plan du processus et du sens et à travers les méthodes susceptibles de l'aider, à trouver une solution et qui lui permettent d'approfondir la compréhension qu'il a de lui-même. » (Craig, 1978, p.32)


Des lectures plus approfondies concernant cette méthode, ou plutôt cette démarche ont confirmé mon intérêt. Elles m'ont apporté un plaisir extrême, plaisir lié à un sentiment de reconnaissance, « Ah oui, c'est bien cela pour moi aussi », de permissivité. « Ainsi, il est possible de chercher de cette façon » et à la sensation de trouver un appui au lieu d'un carcan... coup de foudre méthodologique, en somme !...


Ainsi, je n'ai pas vraiment choisi, j'ai été conquise.


Maintenant que le coup de foudre a fait place à une relation plus sérieuse, que des questions sont apparues, je vois plus clairement les exigences d'une telle démarche, mais je garde encore mon enthousiasme et le désir de le communiquer.


PRINCIPES GÉNÉRAUX ET COMPTE-RENDU MÉTHODOLOGIQUE


L'étude du vécu émotif des enseignants et de leur expérience subjective, s'inscrit d'emblée dans la perspective des recherches qualitatives qui visent à rendre compte du sens que revêt l'expérience pour un individu, considéré comme sujet de son histoire et non comme objet d'analyse.


Les approches qualitatives de recherche, qui prennent une place grandissante dans le domaine des sciences sociales (Soulet, 1987), correspondent à la pensée post-moderne, marquée par la fin des certitudes rationalistes et désireuse de donner à la subjectivité une place primordiale dans l'accès à la connaissance du réel. Différentes dans leurs méthodes, elles reposent cependant sur une même conception de la connaissance, selon laquelle

« pour comprendre le monde il faut comprendre le sujet qui donne sens au monde » (Horth, 1986). Elles trouvent un champ d'application privilégié dans le domaine de la psychologie qui avait besoin de nouveaux modèles scientifiques plus appropriés aux êtres humains (Rogers, 1985). En effet, la recherche traditionnelle, de type empirique, en éliminant la dimension expérientielle, du fait de son caractère subjectif et privé, (Child, 1973) s'avérait inadéquate pour tout chercheur désireux de « saisir le monde comme le sujet le voit » (Bodgan et Taylor, 1975, p.2) et de tenter d'en rendre compte.


La recherche heuristique qui se veut « une forme organisée et systématique pour investiguer l'expérience humaine » (Moustakas, 1990) fait partie des recherches qualitatives et trouve donc, comme la plupart d'entre elles, ses fondements dans la pensée phénoménologique existentielle (Horth, 1986; Laferrière, 1985; Valle et Halling, 1989).


LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE HEURISTIQUE


Le courant de pensée phénoménologique existentiel


Ce qui permet de parler d'un courant de pensée phénoménologique existentiel, c'est que ces deux positions philosophiques s'entrecroisent, se rejoignent et se complètent, tout en se différenciant (Valle et Halling, 1989). Elles ont en commun le fait d'établir l'expérience de l'être humain comme primat de la connaissance.


Si l'on examine, par exemple, cette définition de Tillich de la philosophie existentielle.


« Les philosophes existentiels... contestent les conclusions de la pensée "rationaliste" assimilant la réalité à l'objet de la pensée, ou à des rapports ou des "essences" et lui opposent la réalité telle que les hommes la perçoivent dans l'immédiat au cours de leur vie réelle. Ils se rangent par conséquent parmi ceux qui estiment que l'expérience immédiate de l'homme est plus révélatrice de la nature et des caractéristiques de la réalité que l'expérience cognitive. » (Tillich, cité par May, 1971, p.10).


et qu'on la met en parallèle avec celle que Polkinghorne donne de la phénoménologie en tant que philosophie,


« Le plan phénoménologique recentre l'investigation en concentrant le travail non pas sur la description des objets du monde mais plutôt sur la description de l'expérience. » (Polkinghorne, cité par Valle et Halling, 1989, p.41)


On voit que la philosophie existentielle comme la phénoménologie reconnaissent toutes deux la primauté de l'expérience humaine comme le lieu même de la connaissance.


Cependant, ces deux philosophies ont chacune des caractéristiques qui leur sont propres. Au point de départ, alors que Kierkegeard attribuait comme but à la philosophie existentielle la description du réel, tel qu'il est vécu et l'élucidation des données de l'existence auxquelles l'être humain est confronté, Husserl développait avec la phénoménologie une méthode permettant de décrire l'expérience humaine et d'accéder aux structures de la conscience, afin de clarifier leur rôle dans l'accès à la connaissance de la réalité.


Ultérieurement, plusieurs philosophes (entre autres Heidegger, Jaspers, Gabriel Marcel, Merleau, Ponty) ont établi un lien entre la philosophie existentielle qui vise à comprendre les événements de l'existence humaine tels qu'ils sont expériences par le sujet et la phénoménologie utilisée en tant que méthode permettant d'accéder à cette compréhension ; d'où l'expression de phénoménologie existentielle.


Cette forme de pensée, développée dans le but de décrire et de comprendre les phénomènes humains, a eu des conséquences directes en psychologie et en psychothérapie ; elle a permis également le développement d'un courant de recherches qualitatives qui valorise la description de la dimension expérientielle et qui s'inspire de la phénoménologie. Cependant, toute approche qualitative n'est pas phénoménologique au sens strict, le terme de méthode phénoménologique étant réservé aux formes de recherches qui, prenant appui sur la pensée de Husserl, visent non seulement à décrire l'expérience mais à en dégager la structure telle qu'elle s'établit dans la conscience (Giorgi, 1985 ; Valle et Halling, 1989 ; Spinelli, 1989).


La recherche heuristique, quant à elle, se rapproche de très près de la recherche phénoménologique (Rogers, 1985) tout en s'en distinguant cependant, comme le signale l'expression de « phénoménologie heuristique » employée par Craig (1978). Les différences principales, telles qu'elles sont explicitées par Moustakas (1990) seront décrites ultérieurement.


Auparavant, il apparaît nécessaire de présenter les aspects essentiels de la phénoménologie, telle qu'elle a été conçue par Husserl, puisque la méthode heuristique y trouve ses racines.


Husserl, en développant sa pensée, cherchait à s'opposer à deux conceptions philosophiques antagonistes qui lui apparaissaient être des impasses (Bachelor, 1986) : la conception idéaliste pour qui toute connaissance ne peut être que subjective, c'est-à-dire qu'« il n'y a pas de vérité indépendamment des démarches psychologiques qui y conduisent » (Lyotard, 1967, p.12) et la conception réaliste pour qui, au contraire, il n'y a de vérité que dans l'objectivité et qui considère « les choses et le monde comme étant déjà là avant toute connaissance que nous puissions en prendre, comme reposant en soi. » (Rainville, 1988, p.34).


Entre ces deux pensées qui s'excluent l'une l'autre, Husserl développe une toute autre conception, selon laquelle la connaissance s'expérimente dans le rapport de coconstitution du sujet et de l'objet. De même que l'objet est toujours objet pour une conscience, la conscience est toujours conscience de quelque chose ; la conscience est intentionnalité. Cette conception de la conscience comme intentionnalité est fondamentale dans le courant de la pensée phénoménologique car c'est elle qui permet de sortir de l'opposition entre connaissance objective et subjective. En effet, s'il y a inclusion intentionnelle, c'est-à-dire ni opposition ni inclusion réelle du monde dans la conscience, la conscience et son objet ne sont pas deux réalités indépendantes qui pourraient être analysées séparément ; l'objet et le sujet ne peuvent être analysés et compris que dans leur rapport, là même où le monde se constitue. La connaissance, de ce fait, vient de l'appréhension du monde en tant que phénomène pour la conscience, d’'où la tâche que se sont donnés les phénoménologues, celle d'étudier des phénomènes, c'est-à-dire « le donné d'un acte de conscience tel qu'un individu en fait l'expérience » (Bachelor, op. cit., p.11) et d'où le terme lui-même de phénoménologie. Ce mot est issu de deux mots grecs phénomenom et logos, phénomenom signifie ce qui apparaît et logos « mot », « science » ou « étude des mots ». Étymologiquement, la phénoménologie est donc l'étude de ce qui apparaît (Van Kaan, 1966, p.233).


Mais comment faire l'étude de ce qui apparaît? C'est en proposant une réponse à une telle question que la phénoménologie se situe non seulement comme une position philosophique mais aussi comme une démarche méthodique.


Sur cet aspect méthodique, différents courants de recherche vont diverger. C'est sur cet aspect en particulier qu'il paraît possible de faire les distinctions entre recherche heuristique et recherche phénoménologique, la recherche heuristique me paraissant s'apparenter plus à la pensée de Merleau Ponty qu'à celle de Husserl.


Un des apports d'Husserl consiste dans le fait d'affirmer que l'accès à la connaissance se fait grâce à une opération de l'esprit appelée réduction ou époché. Refusant d'en rester à « l'attitude naturelle » par laquelle tout sujet humain « découvre la réalité comme existant et l'accueille comme elle se donne à lui également comme existant » (Rainville, 1988, p.63) celui qui désire comprendre le monde doit développer « l'attitude transcendantale » qui tient compte du fait que le monde n'est accessible qu'en tant que phénomène de conscience. Le processus qui permet de passer de l'attitude naturelle à l'attitude transcendantale est appelé réduction (ou époché). Il vise à libérer l'esprit du chercheur de tout préjugé ou présupposé théorique de façon à le rendre disponible à recevoir le phénomène tel qu'il est.


Pour ce faire, le chercheur doit prendre conscience des présuppositions qu'il entretient face au phénomène étudié, les rendre explicites en en faisant la « mise à plat » (ou braketing) afin d'en faire momentanément abstraction et « d'aller aux choses mêmes » en évitant de forger des hypothèses.


C'est cette opération de la réduction qui demeure une des marques essentielles dans les recherches phénoménologiques ultérieures ; des chercheurs comme Giorgi proposant, par exemple, des façons d'appliquer cette méthode à la recherche en psychologie.


Mais Husserl propose une troisième étape dans sa démarche : celle où, à la suite d'une analyse détaillée de l'expérience, on découvre que le monde a comme modalité l'existence, l'existence pour la conscience et que l'existence absolue du monde est une idée absurde. La réduction, à cette étape-là permet donc de faire émerger la conscience, comme radicalité absolue et reporte le regard sur la conscience elle-même (Husserl, 1985 ; Lyotard, 1967 ; Rainville, 1988).


Cette troisième étape qui implique que toute réalité est concevable non seulement pour une conscience mais aussi par une conscience et repose donc sur le principe d'une conscience pure comme fondement du monde a été contestée par Merleau Ponty. Sa pensée à ce sujet s'est modifiée au cours de son œuvre et s'est différenciée de plus en plus de celle d'Husserl. Un passage de Le visible et l'invisible (Merleau Ponty, 1964) permet de bien saisir à quelle conception il en est arrivé, quant à la réduction


« Présentée à tort et en particulier dans les MC [Méditations Cartésiennes] comme suspension de l'existence du monde. Toute négation du monde, mais aussi toute neutralité à l'égard de l'existence du monde a pour conséquence immédiate qu'on manque le transcendantal. L'époché n'a le droit d'être neutralisation qu'à l'égard du monde comme en soi effectif de l'extériorité pure. Elle doit laisser subsister le phénomène de cet en soi effectif, de cette extériorité. » (p.225).


Merleau Ponty refuse ainsi l'étape où la réduction équivaut à une conception de la connaissance comme constituante universelle et lui donne uniquement le sens d'un retour à l'expérience conçue comme « le lieu de la révélation du monde lui-même » (Merleau Ponty, 1945, p.XI).


Pour accéder à cette expérience où le monde se révèle, l'opération de la réduction s'avère nécessaire, en tant que mise à plat des présupposés à l'endroit du phénomène étudié, afin de l'accueillir tel qu'il apparaît. Cependant, c'est là l'apport important de Merleau Ponty, il n'est jamais possible de l'opérer complètement. Le plus grand enseignement de la réduction est l'impossibilité de la réduction complète. Nous ne sommes pas un esprit absolu, nous « sommes au monde » et il ne peut y avoir de pensée qui embrasse toute notre pensée (Merleau Ponty, 1945, p.VIII). Aussi, pour lui, le rôle véritable de la réduction est-il de révéler la dépendance de la réflexion à l'égard de la vie irréfléchie et du jaillissement immotivé du monde (Rainville,1988, p.68).


Cette position de Merleau Ponty, sur l'impossibilité d'opérer une réduction complète et sur notre dépendance en tant qu'êtres humains face à la vie pré-conceptuelle, a des implications considérables en ce qui concerne la recherche. S'il n'y a pas de possibilité de réduction complète, peut-il y avoir neutralité absolue du chercheur? Le chercheur peut-il devenir un « pur observateur sur lequel aucune valeur, aucune préconception ne peut avoir d'influence » (Sauvageau, 1989, p.86)? On peut en douter fortement.


Ainsi, dit encore Sauvageau (1989), remettant en question l'idée de la neutralité du chercheur, et développant à partir des conceptions merleau pontiennes, ses idées sur la présence inéluctable du chercheur dans sa recherche.


« réaliser d'une part que ma présence historique et corporelle est irréductible et que [...] d'autre part [...] toute compréhension de l'autre est ultimement et uniquement mienne, et réaliser que ce qui m'amène pré-consciemment à constituer le monde comme je le fais est inépuisable, amènent à considérer que la seule issue, s'il en est une, c'est que l'investigation elle-même devienne activité de réduction [...]. Une activité de recherche elle-même devient pratique de la réduction, elle est essentiellement recommencement perpétuel, remise en question de la compréhension à laquelle j'en arrive, tentative constante de découverte et d'élucidation des déterminants qui m'amènent à constituer le monde. » (p.100).


C'est précisément dans cette perspective qu'on peut situer l'inscription de la recherche heuristique dans le courant phénoménologique.


C'est, en effet, la reconnaissance du chercheur comme « premier instrument de la recherche » (Craig, 1978, p.20) qui démarque radicalement la recherche heuristique d'autres types de recherches qualitatives, y compris des recherches strictement phénoménologiques.


Tout comme Flaubert expliquait : « Madame Bovary c'est moi », tout comme Buffon soutenait que « le style, c'est l'homme lui-même », un chercheur, dans la perspective heuristique, devrait pouvoir dire : « Ma recherche est le résultat de ma façon personnelle d'être habité par un sujet de préoccupation, de ma façon personnelle de chercher à y répondre et de révéler ce que j'en comprends. » Ainsi, il pourrait affirmer : « Le résultat de ma recherche n'est qu'un temps d'arrêt sur mon chemin, où je reviens sur mon itinéraire passé, où je nomme et décris le plus exactement possible l'endroit où je suis, ce qui pourrait Éventuellement me permettre de trouver la voie que je prendrai ensuite.


Une telle position suscite évidemment des réactions et des questions, en particulier la question de savoir quel intérêt pourrait avoir pour d'autres que pour le chercheur lui-même, la connaissance d'un résultat aussi subjectif.


C'est à cette question que je tenterai de répondre ultérieurement, après avoir résumé les caractéristiques essentielles de ce type de recherche, telles qu'elles ont été décrites par ceux qui l'ont le mieux mise en valeur, en particulier Moustakas qui, après plusieurs ouvrages sur ce sujet, a résumé sa pensée (Moustakas, 1990) et Craig (1978). Ce dernier, dans son étude ‘'The Heart of Teacher‘' a fait une présentation détaillée de sa propre démarche. Reconnaissant la filiation très directe entre la recherche de Craig sur les enseignants et la mienne, je me servirai de son travail comme principal cadre de référence.


LES CARACTÉRISTIQUES DE LA RECHERCHE HEURISTIQUE


Existentielle dans son désir de décrire les expériences vécues par des êtres humains aux prises avec les données de l'existence et phénoménologique dans le fait de chercher à découvrir la nature et le sens de ces expériences, la recherche heuristique vise, cependant, non seulement à mettre en lumière la nature et le sens de l'expérience, mais aussi à devenir pour le chercheur un instrument de transformation.


La présence du chercheur dans la recherche


Certes, la visée de la recherche heuristique, qui propose aux scientifiques le défi de découvrir et de révéler ce qui est comme c'est (Douglas et Moustakas, 1985) est d'ordre phénoménologique. Dans les paroles de Craig (1978, p.22) « Je veux étudier l'expérience humaine, telle qu'elle est connue par une personne en train de faire cette expérience », on retrouve bien cette volonté de faire « l'étude de ce qui apparaît » caractéristique de la phénoménologie.


Mais - et c'est là que se situe la différence entre la recherche phénoménologique et la recherche heuristique - cette conception, suivant laquelle la connaissance viendrait de la mise au clair de l'expérience faite par quelqu'un, s'applique au chercheur lui-même. La recherche deviendrait alors le compte rendu de l'expérience telle qu'elle est faite par le chercheur constamment et ouvertement présent et impliqué dans sa recherche. On retrouve ici l'idée de Sauvageau selon laquelle l'investigation elle-même devient pratique de réduction.


En somme, dans la démarche heuristique, la présence du chercheur dans la recherche n'est pas seulement inéluctable, elle est la pierre de touche sur laquelle la recherche peut s'édifier. L'idée que la recherche est avant tout une œuvre personnelle n'est Évidemment pas spécifique à la recherche heuristique appliquée aux sciences humaines. On la retrouve dans le domaine des sciences pures. Craig (1978) cite entre autres un physicien comme Brigdman, un mathématicien comme Polya, dont les textes sont on ne peut plus clairs.


« Le processus que je veux appeler scientifique est un processus [...] qui s'accompagne constamment du fait de vérifier que je fais ce que je veux faire et de juger si c'est correct ou non. »


« Cela est aussi privé que mon mal de dents et sans cela la science est morte » (Brigdman, cité par Craig, p.73).


« Le problème commence à être un problème pour vous lorsque vous vous le proposez à vous-même. Ce n'est pas cependant votre problème juste parce que vous supposez que vous allez le solutionner en l'examinant. Si vous êtes préoccupé de trouver la réponse par vos propres moyens, là vous avez fait le problème réellement vôtre, vous êtes sérieux à son propos [...]. » (Polya, cité par Craig, p.44).


Cependant, cette conception est particulièrement développée dans la recherche en sciences humaines. Bien qu'il ne parle pas directement de recherche heuristique, dans son article La recherche qualitative ou la fin des certitudes, Soulet (1987, p.19) commente les questions que se pose Edgar Morin.


« Est-il vraiment nécessaire à la vision scientifique d'éliminer tout ce qui est projet, finalité, acteur, sujet? Est-ce scientifique de s'auto-éliminer soi-même, auteur de cette scientificité? » et présente, à ce propos, une ré flexion fort signifiante :


« En partant du site particulier à chaque chercheur, cette pratique de la sociologie, revendique le droit d'utiliser à priori ses croyances, ses pulsions et ses allergies pour dynamiser l'acte de penser, à condition toutefois, par une procédure d'auto-analyse permanente, que le chercheur les contrebalance. Jusqu'à présent, n'était perçu que l'aspect perturbateur du sujet et de l'objet. Or leur contemporanéité est source de richesse et d'inventivité. C'est cette conscience de soi dans l'objet qui devient le moteur du sujet connaissant. Toute réduction de l'importance de ce dernier dans le processus d'observation est stérilisante, voire contre nature par rapport à la finalité de la connaissance [...]. »


Il y a là une justification très claire de l'apport de la subjectivité dans la recherche.


Mais la recherche heuristique en psychologie rajoute une dimension spécifique à cette implication du chercheur. Son but étant d'investiguer l'expérience humaine, il se prend lui-même comme sujet de l'expérience qu'il veut investiguer. C'est non seulement à partir de lui-même qu'il parle, mais de lui-même tel qu'il se découvre face à lui-même et dans sa relation aux autres.


On pourrait donc dire qu'il s'agit, dans cette perspective, pour le chercheur, non de la mise à plat de ses présupposés (comme le veut la recherche phénoménologique), mais plutôt de leur mise en creux, de descendre le plus profondément en lui-même pour saisir son propre rapport à l'expérience qu'il cherche à cerner et de poursuivre inlassablement cette quête intérieure, sachant qu'il aura accès à la compréhension d'autres personnes uniquement si l'espace ouvert en lui-même permet qu'il y ait résonance d'une expérience à l'autre. L'expérience du chercheur deviendrait ainsi le creuset où d'autres expériences pourraient se déposer et se fondre, jusqu'à ce que surgisse la lueur d'une compréhension nouvelle.


En aucun moment, le chercheur ne se retire pour tenter de comprendre l'expérience en dehors de lui-même. Ce qu'il décrit, c'est la façon qui est sienne de comprendre, de ressentir, d'exprimer cette expérience et cela du début à la fin du processus. Et, ce faisant, il distingue nettement sa position d'une position strictement phénoménologique, comme l'expliquent Douglas et Moustakas (1985, p.42) :


« Alors que la phénoménologie encourage une sorte de détachement face au phénomène investigué, la recherche heuristique met l'emphase sur l'implication et la relation. »


Cette conception de la recherche a des conséquences directes sur les exigences que le chercheur doit remplir et induit le processus qu'il va suivre.


LES DIFFÉRENTS TYPES DE CONNAISSANCES IMPLIQUÉS


Le chercheur doit utiliser toutes ses ressources personnelles en s'appuyant, tout au cours de sa démarche, autant sur ce qu'il ressent que sur ce qu'il pense. Il met à contribution sa capacité d'écouter, d'observer, de ressentir, de rêver, tout autant que sa capacité de réfléchir.


Craig (1978) voit l'expérience de recherche heuristique comme une expérience rythmique où se retrouvent alternativement des temps réceptifs et des temps actifs. Tantôt le chercheur observe minutieusement tous les détails du phénomène qu'il étudie, tantôt il se retire, tantôt il dialogue avec d'autres, tantôt les choses lui apparaissent clairement, tantôt il doit supporter l'ambigüité, tantôt il avance précautionneusement, pas à pas, tantôt il prend des risques. Tout en reconnaissant l'aspect rythmique dans la recherche heuristique Moustakas précise la place qu'y tiennent la connaissance tacite et l'intuition. Pour lui, « le pouvoir de révélation de la connaissance tacite est à la base de toute découverte heuristique » (1990, p.20). Moustakas qui se réfère à l'idée de Polyani selon laquelle « nous pouvons connaître plus de choses que nous pouvons en exprimer » (Polyani, 1983, cité par Moustakas, p.20) voit dans la connaissance tacite une sorte de pont qui permet le passage entre la connaissance explicite et la connaissance implicite.


En effet, la connaissance tacite comporte à la fois des éléments subsidiaires qui sont visibles et descriptibles et des éléments focaux, qui, au contraire, se traduisent difficilement par des mots précis. Si les éléments subsidiaires permettent d'examiner ce qui constitue une expérience, ce sont les éléments focaux qui permettent d'avoir accès à sa globalité. Les éléments subsidiaires correspondent donc à une forme de connaissance explicite alors que les éléments focaux rendent possible le passage à une forme de connaissance implicite. Ce sont eux qui sont à l'œuvre dans l'intuition qui correspond, précisément, à une forme de connaissance implicite qui a lieu sans « qu'interviennent les pas à pas de la logique et du raisonnement » (Moustakas, 1990, p.23). Cette capacité d'intuition doit guider le chercheur à chacune des étapes de sa recherche. C'est elle qui lui permet d'accéder au sens global du phénomène qu'il étudie.


La recherche heuristique implique de nombreuses exigences pour le chercheur. Tel un équilibriste ; le chercheur poussé par la nécessité et l'espoir d'avancer, doit marcher sur des fils tendus entre plusieurs piles et rectifier constamment ses gestes avec le plus de précision et de minutie possible. Équilibre à tenir, donc, entre l'engagement passionné et l'exigence de précision et de discipline, entre le dialogue avec soi et le dialogue avec les autres, entre l'appréhension d'une forme globale et la nécessité de l'attention portée aux moindres détails, entre la connaissance implicite et la connaissance explicite. Il s'agit là d'un idéal à poursuivre plus que d'une tâche à réaliser.


L'implication du chercheur se retrouve dans toutes les phases du processus, processus dont Craig, en réfléchissant à partir de sa propre expérience et en la comparant à celle d'autres chercheurs (Moustakas, Jourard, Maslow, Rogers) amis à jour, de façon éclairante, les différentes étapes.


Me référant à la façon dont Craig (1978) parle du processus heuristique, je conserverai, dans la présentation des étapes de mon travail, les termes qu'il utilise, en précisant cependant en quoi ils se rapprochent ou se différencient de ceux de Moustakas (1990).


LE PROCESSUS DANS LA RECHERCHE HEURISTIQUE


Revenant à la racine grecque du mot heuristique, Craig explique que comme verbe il signifie « trouver » et comme adjectif « inventif ». S'il s'agit, pour le chercheur, de trouver de façon inventive, il va de soi qu'il ne peut appliquer une méthode rigoureusement définie d'avance. Il faut donc, dans les étapes définies par Craig, voir un processus qui peut servir de référence et de point d'appui et non une méthode à appliquer systématiquement. Il faut également concevoir les étapes comme interpénétrables, chaque étape permettant de mettre le focus sur un aspect prioritaire mais non exclusif.


Craig distingue quatre étapes principales : Le questionnement, soit l'émergence d'une question, d'un problème, d'un intérêt, L'exploration, soit l'approfondissement de cette question à travers l'expérience (la sienne, celle d'autres personnes), La compréhension, soit la clarification, l’intégration et la conceptualisation du matériel recueilli au cours des étapes précédentes, La communication, soit l'articulation et La présentation des résultats.


Pour chacune des étapes, il donne un certain nombre de précisions.


Le questionnement


À cette étape, le chercheur prend conscience d'une question qui se pose à lui, d'un problème qui le préoccupe, d'un intérêt qui retient son attention. Il s'agit au début de vagues sensations qui commencent à Émerger, qui suscitent son intérêt, qui le préoccupent, qui le dérangent. Puis cela se précise ; des sensations, des pensées prennent forme, des questions plus nettes se dégagent. Ces questions se précisent encore jusqu'à devenir l'objet de son étude. Son travail consiste alors à décrire les premières significations qui lui apparaissent. Il anticipe aussi la direction que va prendre cette étude. Il intuitionne ce qui pourrait à long terme en découler, un peu comme dans une rêverie éveillée qui s'avère significative. Enfin, il fait référence aux différents supports conceptuels qu'il envisage d'utiliser en cours de route.


L'exploration


Une fois la question posée, le chercheur explore l'objet de son étude et cela en s'immergeant le plus complètement possible dans son expérience. Il tente aussi de saisir d'autres expériences que la sienne. Il était jusque-là sur le bord d'une étendue d'eau dont il pressentait la profondeur, maintenant il y plonge. Il écoute, observe, intuitionne, tout ce qui semble connecté à la question. Il s'en imbibe se trempant dans l'expérience comme une éponge » (Rogers, cité par Craig, 1978, p.45). Il utilise tout le matériel expérientiel pertinent à ses yeux : dialogue intérieur avec lui-même, discussions, lectures de textes témoignant de l'expérience vécue par d'autres (nouvelles, poésie, biographies...). Il anticipe, à cette étape, différentes méthodes qui lui permettront de faire un lien entre tous ces éléments. Durant ce temps, il revient régulièrement à l'objet de son étude tel qu'il s'était posé à lui, se demandant si cet objet a changé, si lui-même a changé et ce qu'il a appris jusque-là.


La compréhension


En se référant aux méthodes anticipées à l'étape précédente, le chercheur rassemble les différents éléments recueillis et cherche à dégager leur sens. Il s'agit de faire apparaître à la lumière « le pattern jusque-là caché » (Polanyi, cité par Craig, 1978, p.49) et jusqu'à ce « qu'une vision intégrée et consciente émerge » (Moustakas, cité par Craig, 1978, p.49). Au cours de cette étape, un temps de solitude, de retour à soi sont nécessaires. Il s'agit, malgré l'anxiété que cela peut procurer, d'attendre, de demeurer disponible aux sensations, aux images, aux pensées qui apparaissent et qui permettraient d'appréhender l'expérience dans sa totalité.


C'est l'étape la plus difficile, car il s'agit pour le chercheur d'un moment où il a à trouver son propre mode de compréhension et d'expression, ce qui peut susciter de nombreuses appréhensions. Mais c'est une étape cruciale, les autres étant davantage des temps de préparation et de maturation. Il s'agit du temps de la découverte, de l'Euréka. Et rien ne garantit que cela aura lieu! Craig souligne que c'est l'étape la plus difficile.


C'est seulement après ce temps de découverte que le chercheur peut clarifier sa pensée, la conceptualiser et la confronter à celles d'auteurs dont les centres d'intérêt s'apparentent aux siens. Une fois que le chercheur a posé les balises sur lesquelles vont s'appuyer les différents éléments de compréhension de la question, la confrontation avec d'autres pensées que la sienne peut en effet lui permettre de préciser sa pensée, de l'enrichir, sans l'influencer de façon prématurée.


La communication


À cette dernière étape, le chercheur trouve un mode de présentation pertinent grâce auquel il va pouvoir présenter ce qu'il a découvert. Cependant, il ne s'agit ni de conclusions définitives, ni de preuves systématiques, mais de la tentative de communiquer aux autres ce que l'on a compris d'un phénomène, au moment où l'on pense avoir suffisamment d'éléments pour en rendre compte.


On retrouve ces différentes étapes, quoique nommées différemment, dans les textes de Moustakas. Dans son travail avec Douglas, il distingue d'abord trois étapes dans la recherche heuristique : l'immersion, l'acquisition, puis la réalisation (Douglas et Moustakas, 1985). Mais par la suite, voyant de plus en plus la recherche heuristique comme une œuvre de création, il subdivise les différentes étapes de cette recherche et modifie leur dénomination (Moustakas, 1990).


Il parle d'abord de la phase de l'engagement initial. Il s'agit d'une étape semblable à celle du questionnement, le terme d'engagement exprimant bien l'importance de l'implication du chercheur. Puis vient l'étape de l 'immersion où le chercheur plonge dans la question elle-même, en s'en imprégnant de toutes les façons possibles. Suit une phase d'incubation où le chercheur prend du recul laissant les choses évoluer d'elles-mêmes. Moustakas prend ici l'image d'une plante, l'incubation correspondant au moment où la graine, apparemment arrêtée dans son développement, vit cependant d'une vie souterraine et se prépare à germer.

Ce sont ces deux temps d'immersion et d'incubation que Graig relie sous le terme d'exploration. Après l'incubation vient le moment de la découverte, Craig parlant de compréhension là où Moustakas parle d'illumination.

Pour les deux chercheurs, cependant, cette découverte se fait plus grâce à l'intuition que grâce à une réflexion faisant appel strictement à la logique.


« Un certain degré de réflexion est nécessaire et essentiel, mais le mystère de la situation requiert un travail fondé sur l'intuition, pour découvrir le sens et les essences » (Moustakas, 1990, p.29).


À la différence de Craig qui relie dans une seule étape le moment de « l'EUREKA » et le développement de la compréhension du phénomène, Moustakas distingue le temps de l'illumination et celui de l'explication.


Il parle ensuite pour la phase de communication de synthèse créative, accentuant par là le parallèle qu'il établit entre recherche et acte créateur. On retrouve donc, dans les termes utilisés par Moustakas, des termes généralement associés au processus créateur comme ceux d'incubation et d'illumination, utilisés par différents auteurs qui ont réfléchi à ce processus tels que Stein, Wallas, Gordon. Moustakas, cependant, en divisant la démarche de recherche en six Étapes se démarque de la présentation du processus créateur décrite par Wallas et reprise par plusieurs auteurs. Wallas (1926) voit en effet quatre étapes dans le processus créateur : la préparation, étape où les questions se posent; l'incubation, étape durant laquelle des mécanismes irrationnels et inconscients entrent en jeu permettant aux questions précédemment posées, aux informations enregistrées de trouver une nouvelle organisation; l'illumination, moment o une nouvelle idée surgit, ce qui s'accompagne d'une grande satisfaction; enfin la vérification est l'étape où la découverte faite précédemment est mise en application.


C'est ce découpage en quatre étapes que Craig a conservé en employant des termes qui font référence autant à des processus intellectuels qu'à l'intuition, comme par exemple le terme de compréhension au lieu de celui d'illumination. Moustakas, quant à lui, subdivise les deux étapes de l'incubation et de l'illumination. Mais tous deux reconnaissent, dans le processus de la recherche heuristique, un processus créateur.


Bien qu'intéressée par les positions de Moustakas, j'ai gardé quant à moi les termes de Craig, les jugeant plus proches de ma façon de chercher, qui tout en faisant appel à l'intuition, reste imprégnée de raisonnement et de logique et je me suis régulièrement référée à la définition qu'il propose de la recherche heuristique.


« Une approche qui encourage un individu à découvrir pour lui-même, à travers les étapes qui se présentent au plan du processus et du sens et à travers les méthodes susceptibles de l'aider, à trouver une solution et qui lui permettent d'approfondir la compréhension qu'il a de lui-même. » (Craig, 1978, p.32).


La validation


Tout en se différenciant sur leur façon de nommer les étapes du processus de recherche, Craig et Moustakas se rejoignent dans leur conception de ce qui constitue sa validation. Bien que Craig (op. cit., p.61) dégage un certain nombre de critères formels comme la cohérence interne de la recherche, la simplicité et l'élégance de la présentation, il affirme, tout comme Moustakas, que le but de la recherche heuristique étant de découvrir le sens d'une expérience qui implique particulièrement le chercheur, la première source de validation repose sur le chercheur lui-même. C'est lui qui, s'étant posé une question, doit, après avoir mené son travail, étape par étape, parvenir à une certitude interne face à ce qu'il découvre. Lui seul peut vraiment savoir s'il conduit sa recherche avec l'intégrité qui s'impose.


« Le sens de l'honnêteté et le désir personnel d'authenticité et de cohérence interne, sont les ressources les plus signifiantes de validation subjective [sous-entendu d'une recherche heuristique] » (Craig, op. cit., p. 62).


Cependant cette certitude, pour se renforcer, doit être mise à l'épreuve du dialogue avec les autres. Si, pour parvenir à comprendre son expérience, le chercheur doit la confronter à celle des autres, il doit aussi être confronté sur sa façon d'en rendre compte, s'il veut que son travail ait des retombées autres que strictement personnelles.


Les premiers à pouvoir juger du travail d'un chercheur sont évidemment ceux qui ont été amenés à participer à la recherche, entre autres ceux dont les témoignages ont été analysés par le chercheur. Pensent-ils que l'analyse qui en est faite est pertinente? Est-elle éclairante pour eux? Si ce n'est pas le cas, le chercheur doit approfondir sa compréhension et, minimalement, il doit rendre compte de ces critiques.


Mais la validation de la recherche ne s'arrête pas là. Des lecteurs qui n'y ont pas participé peuvent, cependant, reconnaître une expérience semblable à la leur dans ce qui est présenté et en confirmer la justesse. Il s'agit d'une forme de consensus face à ce qui est dégagé ; ce consensus pouvant se faire d'abord par les premiers lecteurs de la recherche, mais aussi se poursuivre à travers des témoignages spontanés venus de lecteurs ultérieurs.

À la voix intérieure du chercheur, répondent donc comme en écho, d'autres voix, ces résonances pouvant continuer à se multiplier. On pourrait comparer le travail du chercheur à un effet de ricochet, où un galet bien lancé sur l'eau fait de nombreux rebonds produisant chaque fois des cercles concentriques qui vont s'élargissant, alors que mal lancé, il s'écrase au fond de l'eau. Ainsi la recherche, si elle est bien conduite, pourrait-elle continuer à susciter des répercussions alors que, dans le cas contraire, cela ne se produirait pas. Mais, de même que les cercles sont comparables sans être identiques, de même la présentation de l'expérience du chercheur peut provoquer chez le lecteur une impression de similitude sans pour autant déclencher un sentiment d'identité absolue. Au contraire, la révélation que le chercheur fait de son expérience devrait amener d'autres personnes à devenir plus conscientes de leur propre expérience et à chercher à l'articuler (Craig, 1978).


Ainsi se créerait un processus en chaîne où tour à tour quelqu'un se reconnaissant en partie dans la description qu'un chercheur aurait fait de son expérience pourrait dire :

« Il y a suffisamment de semblable à moi dans ce qui est nommé pour que cela suscite mon désir de révéler chez-moi ce qui est cependant différent. »


Il y a donc, dans la recherche heuristique, comme d'ailleurs dans d'autres recherches qualitatives, la reconnaissance d'un processus d'intersubjectivité, comme moyen d'accès à la connaissance, processus que Douglas et Moustakas (1985) définissent ainsi.


« Le concept d'intersubjectivité tiré des concepts existentiels fait référence à un courant commun qui va des profondeurs d'un soi à un autre soi et aux qualités de pureté et d'intégrité bienveillante qui s'Établit dans le rapport aux autres. » (p.50)


Douglas et Moustakas précisent que leurs conceptions sur l'intersubjectivité s'enracinent dans la pensée de Buber en ce qui concerne le dialogue authentique et ils citent ce passage qui montre bien l 'exigence d'un tel dialogue.


« Là, [...] où l'entretien s'accomplit en son essence, entre des partenaires qui se sont véritablement tournés l'un vers l'autre, qui s'expriment sans réserve et sont libres de toute volonté de paraître, il se produit dans leur communauté un mémorable état de fécondité, comme il se n'en présente nulle part ailleurs. » (Buber, 1959, p. 216).


En résumé, la recherche heuristique se présente comme une démarche faisant appel à la subjectivité et à l'intersubjectivité et visant à mettre à jour, à découvrir, le sens d'une expérience dans laquelle le chercheur est impliqué. Pour avoir accès à la compréhension de son expérience, le chercheur doit essayer d'en éclairer les différents aspects, en utilisant ses capacités de réflexion et d'intuition, puis il la compare à d'autres, afin d'en voir les similitudes, mais aussi de façon à pouvoir la différencier et, ce faisant, il peut amener d'autres personnes à comprendre et à expliciter la leur.


Ainsi le résultat d'une recherche de ce type n'est-il à aucun moment synonyme de vérité absolue. Il ne marque qu'un temps d'arrêt avant un nouveau départ, que ce départ soit initié par le chercheur lui-même ou par quelqu'un d'autre.


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