(partie 2) La recherche heuristique ou le désir de chercher comme désir d'exister
[Suite et bibliographie]
COMPTE RENDU DE MA PROPRE DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE
Toute tentante que puisse être l'idée de prendre le travail de Moustakas ou de Craig comme des modèles à reproduire, si je voulais être fidèle à l'esprit de la démarche heuristique, je devais au contraire revenir à ma propre façon de chercher. Je reconnaissais bien dans le cycle que j'avais identifié, les quatre temps d'une telle démarche : questionnements qui me dérangent, exploration à partir de ma propre expérience et de dialogues avec d'autres, tentatives de compréhension et communication.
Il me paraît utile de retracer les différentes étapes de mon cheminement afin de préciser comment ce questionnement a été le point d'aboutissement d'une démarche tout autant qu'un point de départ.
Le questionnement
L'intérêt que j'ai porté et que je porte à la compréhension du vécu des enseignants me vient d'abord de ma propre histoire. Je suis née dans une famille d'enseignants. Mon enfance a été imprégnée d'odeurs de craie et d'encre, limitée par la silhouette de mes parents penchés sur des cahiers, rythmée par des mots clés : élèves, corrections, notes... qui constituaient la trame sonore de la vie familiale.
Mon grand-oncle, fils de paysans pauvres, après avoir gagné ses études en travaillant comme domestique dans une institution religieuse, avait réussi à devenir instituteur. Il avait aidé sa nièce à étudier. Elle deviendrait institutrice à son tour. Mon père, à seize ans, avait pour subvenir à ses besoins, commencé à enseigner à des élèves presque aussi âgés que lui. Ma sœur ne rêvait que de devenir professeur. Enfant, j'adorais faire la classe à des poupées alignées sur le lit. Ainsi, me glissant sans remous dans la tradition familiale, je serais enseignante à mon tour.
Qu'aurai-je pu faire d'autre? Je ne me suis pas, à l'époque, posé la question. J'ai été cependant obligée de me la poser, bien des années plus tard. Lorsqu'il me devint de plus en plus difficile de me lever pour aller travailler, lorsque j'eus de plus en plus mal au cœur devant les copies à corriger, lorsque j'éprouvais de violentes colères en constatant que les élèves n'étaient pas d'obéissantes poupées, je n'eus pas d'autre choix que de me demander : « Mais, moi, qu'est-ce que je souhaite faire? »
Je suis donc passée par une longue période de remise en question professionnelle et personnelle.
C'est en lien avec cette remise en question, vitale pour moi, que s'est dessiné un projet de recherche. S'il portait toujours sur la vie des enseignants, il se redéfinissait au fur et à mesure que se modifiait la compréhension de ma propre expérience.
La première tentative de structuration conceptuelle s'est faite à l'occasion de mon essai de maîtrise. J'y présentais une description du vécu des enseignants, d'après une analyse d'entrevues de quatre professeurs de CEGEP qui, au cours d'une psychothérapie, s'étaient interrogés sur leur vie professionnelle. En utilisant le terme général de vécu des enseignants, je voulais me référer à leur expérience globale, tant corporelle et émotive que cognitive.
Comme on le voit, j'avais choisi un travail dans le sujet était très large. Cependant, l'analyse des entrevues, jointe à la lecture de textes théoriques, portant sur l'aspect relationnel dans l'intervention pédagogique m'avait permis de dégager un certain nombre de thèmes. J'avais pu amorcé une réflexion sur la dimension narcissique dans le désir d'enseigner.
Intéressée à approfondir ma réflexion sur l'investissement narcissique des enseignants dans leur travail et le rapport possible de cet investissement avec les difficultés qu'ils peuvent être amenés à vivre (fatigue, découragement, désespoir), j'ai présenté un projet de doctorat allant dans ce sens.
En me servant de la notion d'Épuisement professionnel pour nommer un type de difficultés vécues par les enseignants et en me référant à des études sur le narcissisme, j'avais défini mon sujet de la façon suivante : étude des aspects narcissiques de la relation pédagogique et de leurs rapports possibles avec l'épuisement professionnel des enseignants.
Ce projet avait le mérite, à mes yeux, de partir de mon expérience personnelle, de s'appuyer sur les constatations que mon essai m'avait permis de faire et de tenir compte d'un problème d'ordre social. En effet, il était évident qu'un grand nombre d'enseignants vivaient une crise professionnelle. Les médias en témoignaient abondamment et plusieurs recherches aboutissaient à des résultats alarmants.
J'espérais, bien sûr, que mon travail contribuerait à amener des solutions à cette crise et cela me semblait d'un grand intérêt. Cependant, petit à petit, la façon dont j'avais délimité mon sujet m'est apparue insatisfaisante. Plus j'animais de groupes d'enseignants et surtout, plus j'écoutais se dérouler l'histoire de différents clients venus consulter parce qu'ils n'arrivaient plus à enseigner, moins je voyais comment utiliser la notion d'épuisement professionnel comme donnée de recherche. Si cette notion m'apparaissait pratique en ce sens qu'elle permettait de nommer un certain nombre d'éléments susceptibles d'amener la détérioration d'un milieu de travail et de bien décrire quels comportements peuvent conduire des individus à se « bréler », elle ne me satisfaisait pas en tant que référence théorique.
Sans présenter ici une critique approfondie de cette notion, je dirais simplement que, d'une part, je ne voyais pas comment je pouvais soutenir la différence faite entre dépression et épuisement professionnel et que, d'autre part, la définition d'un individu « brélé » comme d'un individu qui aurait consommé toutes ses ressources m'apparaissait trop restrictive. Il me semblait possible d'envisager au contraire que les difficultés au travail, vécues par des individus sous la forme d'un épuisement, pouvaient être reliées à la sensation confuse qu'ils portent en eux des ressources potentielles non utilisées ; l'épuisement pouvant alors venir tout autant de ce qu'on fait en moins que de ce qu'on fait en trop.
Mais, si j'avais de plus en plus de réticences par rapport à l'utilisation de la notion d'épuisement professionnel, ce n'était pas, principalement, parce que je la remettais en cause, c'était surtout parce que mon intérêt se précisait pour une forme de recherche qui me permettrait de laisser se dégager le sens de l'expérience vécu par des enseignants dans un moment de difficultés professionnelles, sans que j’essaie d'y vérifier des notions préétablies. Et cela concernait tout autant la notion de narcissisme que celle d'épuisement professionnel.
En effet, je m'étais rendu compte qu'en ayant en tête ces deux notions, je sélectionnais dans ce que j'entendais des éléments qui allaient dans ce sens prédéterminé par moi. Car alors même que je disais - et que je pensais - ne pas vouloir vérifier une hypothèse précise, j'avais malgré tout l'espoir de trouver entre le narcissisme et l'épuisement professionnel un lien de cause à effet et je souhaitais que ma recherche permette à des enseignants de résoudre leurs difficultés, mieux de ne plus en avoir. Sans en être clairement consciente, je raisonnais de la façon suivante : l'investissement narcissique est la cause des difficultés, si les enseignants comprennent cela, ils cesseront cette forme d'investissement et de ce fait leurs problèmes seront résolus!
On comprendra aisément que ce genre de raisonnement, tapi dans un coin de mon cerveau, témoignait surtout de mon désir de résoudre mes propres difficultés et m'empêchait d'être vraiment disponible à écouter le plus complètement possible l'expérience des autres et à tenter d'en comprendre le sens.
De plus en plus consciente de ce décalage entre ce que je souhaitais faire et ce que je faisais, j'ai mis de côté, pour un certain temps, tout projet de recherche organisé et je me suis réquisitionnée sur ma propre expérience, cherchant plus à retrouver ce que j'avais vécu et ressenti dans ce temps de crise, qu'à en discerner les causes. Quelle expérience avais-je faite? Pouvait-elle se comparer à l'expérience d'autres personnes? Voilà les questions que j'ai été amenée à me poser.
Lorsque je me suis retournée sur cette étape de ma vie dont le début avait été marqué par une crise professionnelle, il m'est apparu évident que très tôt la question « Mais moi, qu'est-ce que je souhaite faire? » m’avait entraîné d'autres plus angoissantes que je pouvais résumer ainsi : « Qui suis-je et y a-t-il un sens à ma vie? » J'ai alors pensé que la question du « Que faire ? » avait été secondaire, voire même qu'elle avait été une fausse question, alors que la question réelle était celle du « Qui suis-je? »
À ce moment de ma réflexion, des lectures portant sur l'identité de l'adulte, son développement, les passages plus ou moins difficiles qu'il a à accomplir ont été très signifiantes pour moi. J'étais particulièrement intéressée par ce qui concernait la « crise de la quarantaine ». Je me reconnaissais dans les descriptions faites par différents auteurs du sentiment d'urgence, de la prise de conscience de ses limites, mais aussi de ses potentialités.
En prenant appui sur ces lectures, j'ai animé une série d'ateliers avec des enseignants sur le thème Au mitant de la vie et de la carrière dans lesquelles je présentais la crise professionnelle comme liée à la crise de la quarantaine, toujours avec l'idée que l'une dissimulait l'autre.
Au cours de cette période, j'ai reformulé mon projet de recherche de la façon suivante : l'expérience de soi faite par des enseignants lors d'une remise en question professionnelle au moment de la mi-carrière.
Là encore j'ai été rapidement insatisfaite de cette formulation. D'une part, je me sentais prisonnière de la notion de mi-carrière alors que je rencontrais des enseignants qui n'en étaient pas du tout à cette étape mais qui pourtant vivaient les mêmes difficultés que ceux qui y étaient. D'autre part, j'écoutais avec de plus en plus d'intérêt parler un certain nombre d'enseignants dont l'expérience me semblait éclairante. Ils expliquaient, qu'ayant vécu une grave crise professionnelle, ils avaient été amenés à se remettre en question tant dans leur vie professionnelle que personnelle et qu'ils étaient par la suite revenus enseigner avec un regard nouveau sur leur travail auquel ils prenaient, disaient-ils, plus de plaisir qu'avant. Ils affirmaient qu'ils avaient changé.
Quels aspects d'eux-mêmes avaient-ils donc découverts pour modifier leurs rapports au travail? Quelle avait été leur expérience dans ce passage d'un moment de crise à un équilibre nouveau?
Il m'est alors apparu pertinent de centrer mon questionnement sur cette expérience. J'ai pensé que s'il était possible de la décrire avec précision, on pourrait non seulement mieux comprendre ce qui est vécu dans un moment de crise professionnelle - ce qui m'avait dès le départ intéressée - mais encore y découvrir un sens. Il m'a semblé que cette éventuelle découverte pourrait s'avérer supportante pour d'autres enseignants qui se trouveraient à leur tour en difficulté.
Mais si je me trouvais particulièrement stimulée par ce questionnement, c'est surtout parce que ma propre expérience me semblait très voisine de celle des enseignants que j'écoutais. En effet, les insatisfactions que j'avais vécues au travail avaient agi comme révélateurs de mes manques et de mes besoins plus fondamentaux, mais aussi de mes désirs et de mes potentialités. Les constatations que je faisais se répercutaient directement sur ma façon de concevoir mon travail et de m'y investir. La démarche qui m'avait amenée à me réorienter en relation d'aide, m'avait aussi permis de recommencer à enseigner et cela ne m'apparaissait pas contradictoire, au contraire.
Ma propre expérience d'une modification de mon rapport à l'enseignement, le désir de préciser cette expérience et de la comparer à celle d'autres enseignants afin d'en dégager éventuellement un sens m'a conduite à formuler mon sujet de recherche de la façon suivante :
Étude de l'expérience faite par des enseignants qui ont retrouvé un sens à leur travail après une remise en question professionnelle.
Plus spécifiquement, je me posais un certain nombre de questions que je pourrais résumer ainsi :
Qu'est-ce qui est vécu aux différents niveaux, physique, émotif, intellectuel, au moment de la remise en question professionnelle et après?
Quels en sont les éléments déclencheurs?
Peut-il y avoir une remise en question professionnelle sans remise en question personnelle?
Y a-t-il découverte d'un nouveau sens à l'enseignement après cette remise en question professionnelle et si oui lequel?
La compréhension de cette expérience pourrait-elle m'aider dans mon propre cheminement et pourrait-elle aider d'autres enseignants?
Par la suite, après avoir choisi la démarche heuristique comme démarche de recherche, ces questions ont été regroupées en une question de recherche principale soit :
Quel est le sens et la structure de l'expérience de découverte d'un nouveau sens à l'enseignement après une remise en question professionnelle?
et deux autres sous-questions qui en découlent :
Quel nouveau sens à l'enseignement est ainsi découverte?
Cette expérience et le nouveau sens à l'enseignement peuvent-ils s'inscrire dans une perspective plus large de réflexion et de recherche sur l'enseignant en tant que personne, pour qui l'acte d'enseignement est porteur de sens?
Au cours de ce questionnement, première étape de ma recherche, j'ai donc vu se dessiner une esquisse de ce qui pourrait se dégager de cette étude : le questionnement professionnel agirait chez des enseignants comme le révélateur d'une remise en question personnelle beaucoup plus large, qui leur permettrait de redéfinir leurs propres besoins et désirs et pourrait les amener à transformer le rapport affectif et émotif qu'ils avaient jusque-là entretenu avec cette profession. Ce faisant, ils pourraient y retrouver un sens pour eux. Cette esquisse, quoique vague, était suffisamment stimulante pour que j'aie envie de poursuivre plus loin ma démarche, en revenant tout d'abord sur ce qui m'était arrivé.
L'exploration
La plongée dans ma propre expérience s'est faite sous la forme d'un texte où j'ai tenté de décrire ce qui s'était passé pour moi, en ce qui concerne mon rapport à l'enseignement, au cours d'une période d'une dizaine d'années. Pour cela, j'ai laissé émerger des souvenirs, d'abord spontanément puis en relisant des journaux intimes, des textes que j'avais écrits ; je les ai ensuite regroupés chronologiquement. Ainsi est apparu un récit qui a servi, sert de base à l'analyse.
Le retour sur ce que j'avais vécu a apporté des premiers éléments de réponse à mes questions initiales.
La plongée dans mon histoire, par le biais de l'écriture, m'avait permis de voir apparaître des courants de fond là où je ne voyais précédemment que des mouvements de surface désordonnés, de voir une cohérence là où je n'en voyais pas. Aucun des événements que je décrivais n'était en lui-même une découverte mais les liens qui s'établissaient entre eux, au cours du récit, me permettaient, de faire des prises de conscience de ce que j'avais jusque-là confusément ressenti. En particulier, j'ai vu plus clairement que la remise en question professionnelle n'avait été qu'un aspect d'une remise en question personnelle beaucoup plus large, remise en question d'abord provoquée, puis guidée par les réactions corporelles et émotives. C'étaient ces réactions incontrôlables - pleurs, crises de colère - qui avaient été les éléments déclencheurs d'un positionnement que j'avais jusque-là essayé d'éviter. D'abord menaçantes, elles s'étaient peu à peu révélées être extrêmement précieuses. J'ai pu, mettre des mots sur une anxiété de fond qui m'avait toujours habitée, y reconnaître un besoin d'être aimée que la recherche d'admiration, entre autres dans l'enseignement, n'avait évidemment jamais comblé.
Puis une réflexion plus systématique a donné lieu à plusieurs constats.
Dans ce récit, j'avais cherché à me tenir au plus près de mon vécu, toutefois il n'était pas le reflet exact de mon expérience. En effet, dès qu'il y a décalage par rapport à l'expérience immédiate, il y a récit sur, à partir de et non pas récit de, il y a une construction de l'esprit qui sélectionne, qui organise, qui transforme, qui cherche à donner une forme là où il y avait de l'informe, une suite là où il y avait des événements ponctuels, une cohérence là où précisément il semblait ne pas y en avoir. La description, après coup, de l'expérience immédiate ne peut être qu'une production et non pas une reproduction. Elle ne permet donc pas d'avoir accès directement à l'expérience en tant que ce qui est vécu et ressenti par le sujet en situation, mais en tant que savoir acquis à partir du vécu ; le récit sur l'expérience permettant lui-même de clarifier ce savoir acquis. Il s'agit ici d'un travail d'appropriation à posteriori de l'expérience vécue, vue comme un processus, et non de l'expression ponctuelle d'une expérience immédiate. Il s'agit d'un récit réflexif et non d'un témoignage.
C'est là un aspect connu. Pineau (1986, p.133), réfléchissant à l'analyse des récits de vie, le souligne : « L'approche de l'histoire de vie produit quelque chose, la vie impliquée bien sûr, mais aussi une praxis sociale, heuristique et formative. Elle ne peut se réduire à la reproduction écrite ou orale plus ou moins fidèle, plus ou moins objective d'une vie, la sienne (autobiographie) ou d'autres (biographie). »
Josso (1991) poursuit cette réflexion et distingue les termes vécus et expérience. Elle utilise le terme vécu pour désigner « l'ensemble des implications et interactions qui jalonnent quotidiennement nos vies » (p.283), et réserve le terme d'expérience « pour désigner cette activité spécifique qui consiste à analyser un ou plusieurs vécus pour en extraire des connaissances et/ou des informations » (p.283). Elle explique également que si cette activité passe par un récit, ce ne peut être un récit idéalement vrai, « c'est pourquoi, dit-elle, il est parlé de construction d'un récit et non pas d'une reconstitution d'un parcours », l'authenticité résidant alors « moins dans la recherche disant le vrai du parcours que dans l'exercice d'explication de l'intérêt de connaissance en jeu dans ce travail et le questionnement systématique qui l'accompagne. » (p.329)
Quant à moi, j'ai utilisé les termes expérience immédiate, pour parler de ce qui est vécu ou ressenti dans la situation, et le terme expérience lorsqu'est introduite une dimension réflexive qui intègre les différents éléments de l'expérience immédiate.
Mais l'analyse de mon texte a également conduit à une autre constatation.
La dernière partie : ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre correspondait, en termes chronologiques, au moment même où j'étais en train d'écrire. Or, elle était marquée par une différence de ton qui m'est apparue évidente et qui a frappé mes premiers lecteurs. J'ai fini par comprendre que je n'y décrivais plus mon expérience comme dans les autres parties, mais que je la commentais ; j'en déterminais le sens au lieu de le laisser émerger des événements. J'ai d'abord pensé que je ne voulais pas impliquer de façon trop précise des gens que je côtoyais régulièrement, puis j'ai vu qu'il s'agissait d'autre chose.
Les parties précédentes présentaient non seulement des événements passés, mais encore des événements par rapport auxquels je m'étais déjà exprimée, entre autres en psychothérapie. Même si l'écriture m'en faisait encore découvrir des aspects nouveaux, émotivement, je m'en sentais en quelque sorte détachée. Ce n'était pas le cas de la dernière partie, dans laquelle j'étais encore complètement impliquée.
Si j'avais décrit ce que j'étais en train de vivre, mon texte aurait pris la forme d'un journal intime, utile peut-être. Là n'était pas mon propos. Il ne s'agissait pas de m'exprimer pour me libérer de mon histoire personnelle, ni même pour mieux y avoir accès, mais pour m'en servir comme élément d'analyse et de communication.
La lecture de Jacques (1982) m'a permis d'aller plus loin dans cette réflexion sur des formes de biographie différentes. Dans Différence et subjectivité, il oppose deux formes d'autobiographie. Une autobiographie de « première espèce » apparentée à un processus d'aveu qui fait « lever du fond de soi-même, une vérité du plus secret qui ne demande qu'à se faire jour et qu'un tel aveu affranchit » (p.342) et une autobiographie de « seconde espèce » édifiée « sur la base de l'auto différenciation relationnelle plutôt que sur la base de la construction individualisante » (p.343). Il explique que dans ce type de biographie, il ne s'agirait pas d'exprimer une vérité préétablie sur soi, mais de chercher à communiquer les « incertitudes, les avatars profonds, les changements décisifs qui jalonnent la quête de l'identité personnelle » (p.346). Ce type de biographie n'aurait pas comme visée de préserver « un noyau intact du moi » mais serait un travail de quête de l'identité qui se construit dans la communication.
Il souligne que cela se fait, non pas dans la fascination du miroir narcissique, mais dans la vie relationnelle, les moments de repli sur soi, impliqués dans le travail d'écriture, n'Étant qu'une boucle provisoire dans le cycle communicationnel. Il souligne aussi la nécessaire incomplétude de ce mouvement car, dit-il « je suis ouvert par principe aux paroles de tous les hommes - et heureusement incomplet - complétude serait ici fermeture, désastre personnel, ennemi mortel de la personne. » (p.347).
Pineau, se référant à Jacques résume, de façon schématisée, ces deux formes de biographie de première et de deuxième espèce. Dans la seconde forme « ce n'est pas le sujet qui produit l'histoire de sa vie, c'est l'histoire de vie qui produit le sujet » (Pineau, 1986, p.134).
Cette réflexion sur deux formes de biographie possibles m'est apparue très éclairante. Cependant, je doute qu'on puisse délibérément et définitivement choisir la deuxième forme. Il me semble que l'étape de la recherche d'expression de soi avec son aspect narcissique est inévitable, et que l'autre forme est toujours à conquérir. Du moins, c'est ce que j'ai été amenée à constater.
Dans la dernière partie de mon récit, je n'avais pas encore fait, pour moi-même, cette première démarche et je n'ai pas pu parvenir à un deuxième niveau d'ouverture et de communication. J'ai défini prématurément le sens de mon expérience et j'ai été prise dans l'illusion de complétude dont parle Jacques. Ainsi, le narcissisme, en tant qu'il est une expérience de fermeture à l'autre reprenait ses droits.
Tout en distinguant deux formes de biographies, on ne peut les opposer systématiquement l'une à l'autre mais il faut les voir comme des moments différents, jamais complètement séparés. Cependant, l'accès à des éléments de « biographie de seconde espèce » parce qu'ils laissent l'espace pour un échange, m'apparaît absolument nécessaire dans une recherche heuristique, qui rappelons-le, est pour le chercheur lui-même un instrument de transformation. C'est dans la mesure où le chercheur arrive à présenter son expérience comme objet de réflexion en devenir, comme objet de dialogue, que le travail de recherche pourra parvenir à formuler une compréhension nouvelle.
La recherche heuristique implique, certes, la recherche à partir de soi, mais si elle se limite à la recherche de soi, elle perd son potentiel de découverte au profit d'une contemplation narcissique stérile. Or, le chercheur lui-même, si vigilant soit-il, ne peut prétendre être à l'abri de cette tentation, d'où la nécessité du dialogue avec d'autres, non pas pris comme de simples témoins venant authentifier ses propres paroles, mais comme des interlocuteurs dont les paroles ne sont pas une caution mais une perpétuelle occasion de questionnement productif, pour eux-mêmes, comme pour le chercheur.
Les réflexions faites à propos de mon récit confirmant l'importance du dialogue avec d'autres, j'ai pu voir que les démarches que j'avais faites en ce sens s'avéraient pertinentes. Je m'étais appuyée sur les remarques de Jourard (1967) à propos de la
« nécessité d'une rencontre véritable entre « expérimentateur et sujet » pour favoriser une recherche basée sur le dialogue.
« Si les chercheurs établissent une relation strictement technique et impersonnelle avec leurs sujets humains, ceux-ci ne laisseront apparaître qu'une partie de leur potentialité ; mais s'il était possible que s'établisse entre l'expérimentateur et le sujet un autre type de relation à l'intérieur de laquelle tous deux pourraient exister tels qu'ils sont, l'un et l'autre révéleraient sans doute un visage tout différent. Une image plus véritable de l'homme se dessinerait peut-être si les recherches effectuées autrefois étaient reprises dans un contexte de connaissance et de confiance mutuelle. » (p.143).
Croyant, moi aussi, qu'un contexte de connaissance et de confiance favoriserait le dialogue que je pensais nécessaire, j'avais choisi de susciter la collaboration à ma recherche, de personnes avec qui j'avais déjà été en contact. J'ai, d'une part, demandé à trois amis proches, enseignants eux aussi, de lire mon texte et de me dire quelles réflexions cela suscitait chez eux. Il s'agissait donc ici d'un dialogue à partir de mon propre récit.
D'autre part, j'ai contacté, par la lettre suivante, les participants aux groupes que j'avais animés proposant à ceux qui se sentaient concernés de collaborer à ma recherche.
« Vous avez, au cours de ces dernières années, suivi un atelier avec moi. J'avais eu l'occasion au cours de cet atelier de vous mentionner que je cherchais à mieux comprendre le vécu émotif des enseignants. » Effectivement, cet intérêt s'est concrétisé sous la forme d'un projet de recherche pour le doctorat sur le sujet suivant : recherche heuristique sur l'expérience faite par des enseignants qui ont trouvé un sens à leur travail après une remise en question professionnelle.
Le mot heuristique signifie que je partirai d'abord de ma propre expérience pour mener une réflexion que je développerai ensuite en prenant connaissance de l'expérience faite par d'autres enseignants.
C'est donc votre propre expérience que je souhaiterai mieux connaître et comprendre, si vous pensez faire partie des enseignants concernés.
Celles et ceux d'entre vous qui seraient intéressés à participer à ma recherche pourraient me faire part de leur expérience sous la forme qui leur paraîtrait la plus pertinente (journal personnel, enregistrement d'un texte, dessins, entrevues avec moi...). Grâce à vos témoignages, je pourrais, je l'espère, développer ma réflexion et préciser ma pensée sur le sens de cette expérience.
Une fois ce travail fait, je vous le ferai parvenir afin que vous puissiez, si vous le désirez, apporter des commentaires dont je rendrai compte dans mon travail final.
Je crois que ce travail qui partirait d'un bilan de nos expériences - la mienne, la vôtre - pourrait éventuellement aider d'autres enseignants qui traversent une crise professionnelle.
Je suis bien sûr disponible pour tout renseignement que vous jugerez nécessaire.
Une centaine d'enseignants ont ainsi été rejoints. Une quinzaine d'entre eux se sont montrés intéressés en s'informant de l'implication nécessaire. Huit d'entre eux ont accepté de s'engager dans le processus de recherche, sept choisissant une entrevue alors que le huitième a préféré écrire un texte.
Cette période d'exploration a duré un peu plus d'un an. Au cours de cette période, je n'ai pas vraiment eu d'inquiétudes. L'écriture de mon propre récit tout en me préoccupant, m'intéressait et me procurait à certains moments beaucoup de satisfaction. J'avais l'impression d'arriver à mettre en mots ce qui jusque-là était resté vague, confus. Il me semblait que j'arrivais enfin à faire ce que je souhaitais depuis longtemps, que, grâce à cette mise en mots, je m'appropriais une partie de mon histoire et que cela me permettait de découvrir quelque chose de nouveau pour moi.
Les discussions que j'avais avec les enseignants intéressés à cette recherche, étaient stimulantes. Même ceux qui ne se sont pas engagés dans la démarche parce qu'ils craignaient que cela leur demande trop, ou qu'ils ne se sentaient pas prêts à réfléchir profondément à cette partie de leur vie m'encourageaient à la poursuivre, se montrant intéressés à en connaître les résultats.
Mais ce sont plus particulièrement les rencontres avec les enseignants qui ont accepté d'être des cochercheurs qui m'ont convaincue du bien fondé de ma démarche. À travers ces rencontres qui m'Émouvaient, me questionnaient, me dérangeaient, je voyais que pour ces enseignants comme pour moi, il s'était passé quelque chose qui semblait essentiel.
Tout m'était occasion de poursuivre ma réflexion, des films, des émissions de télévision, des romans, des articles de journaux. J'avais l'impression d'être dans un moment de pétillement intérieur, comme si un feu qui aurait longtemps couvé, commençait à jaillir.
L'inquiétude a commencé lorsque, après avoir recueilli les différentes données dont je voulais me servir, je me suis rendu compte que je ne savais pas comment aller plus loin.
La compréhension
Partant d'une première impression selon laquelle la mise en question professionnelle et personnelle sont profondément liées, j'avais pu poursuivre mon exploration et je me trouvais maintenant en présence de tout un matériel de recherche. Restait à savoir ce que j'allais en faire...
Comme on peut le voir, dans la lettre aux participants, la formule employée quant à la façon de travailler restait vague. La tolérance à l'ambiguïté dont j'avais vanté les vertus a risqué plusieurs fois de basculer vers l'intolérance! Le déblocage s'est fait lorsque j'ai cessé de tenter de trouver quoi faire pour essayer de comprendre ce qui m'arrêtait. Je me trouvais concrètement confrontée à la question fondamentale du rapport à l'autre dans une recherche heuristique, question qui, si elle s'est éclairée peu à peu, est loin d'être résolue. Je ne peux qu'expliquer ma façon d'y réfléchir.
Je me retrouvais face à un dilemme : si je me servais seulement de l'expérience des autres pour enrichir la mienne, j'utiliserais au fond, bien que les apparences puissent être différentes, les autres comme des objets englobés dans ma propre conception. Mais si j'essayais d'analyser les expériences des autres, d'en rendre compte en tant que telles, comment le sens de ma propre expérience pourrait-il s'en trouver éclairé? Il n'y aurait que la présentation en parallèle de différentes expériences qui pourraient toutes susciter un intérêt, mais cela n'aboutirait qu'à un effet d'accumulation sans entrecroisement. Il me fallait donc réfléchir plus profondément sur cette idée du semblable, de l'identique et du différent qui sous-tend le concept d'intersubjectivité.
Là encore la lecture de Jacques (1982) a été très précieuse. Dans son ouvrage, il réfléchit aux problèmes de la subjectivité et de l'identité qui, pense-t-il, doivent être résolus ensemble et cela dans le fait d'Établir le primat de la relation personnelle comme base de la structure de l'identité. S'appuyant sur la pensée de Buber selon laquelle « l'homme est anthropologiquement existant, non pas dans l'isolement du moi mais dans l'intégralité du rapport de l'un à l'autre » (Buber, cité par Jacques, p.12), il la radicalise. À travers une longue et rigoureuse réflexion, sa propre conception se dessine peu à peu. Sans entrer dans toutes les nuances de cette conception, en voici le sens général.
Il est nécessaire de renoncer à la notion narcissique de subjectivité absolue (et à son pendant d'altérité absolue...) qui renvoie à un sujet préétabli existant en dehors d'une relation. « La subjectivité n'est ni pour soi, ni pour l'autre, elle est originairement capacité d'être et de se maintenir en relation » (p.157). La subjectivité n'existe pas sans l'intersubjectivité, « l'homme n'est pas placé parmi les autres étant comme une pomme parmi les autres pommes d'un panier, il est relié allocutivement et délocutivement à eux » (p.561). Aussi, « autrui n'est- il pas la visée de la communication, il est avec moi, a son principe et il ne peut y avoir de discours sans activité conjointe de mise en discours, je parle mais nous disons » (p.29).
C'est sur ce postulat que s'appuie la distinction entre les deux formes de biographie décrites précédemment. Dans la biographie de première espèce, je ne parle que de moi et que pour moi. Je ne construis rien avec d'autres et il n'y a là qu'une illusion car croyant parler de moi, je parle cependant des liens que j'ai eus avec d'autres antérieurement. Dans la deuxième forme, je parle d'un moi qui se construit entrelacé à celui des autres.
C'est en laissant une place au dialogue que le récit peut prendre sens. « La compréhension de moi-même est toujours médiate. Je ne comprends qu'à travers les signes et œuvres produits en relation aux autres. Là est le miroir réel » (p.204). Or, il n'y a dialogue que s'il n'y a pas de recherche de l'identique, comme le dit Buber (1965), mais reconnaissance d'une différence relative. Cette différence relative est également positive puisqu'elle permet, dans l'entrelacement des expériences, la constitution d'un sens qui n'est jamais définitif.
Jacques (1982) précise la notion de dialogue, ce qui est d'ailleurs au centre de ses recherches. Pour lui, le dialogue, la relation interlocutive qui est établie de façon dyadique entre un Je et un Tu implique toujours une structure communicationnelle tridimensionnelle qui introduit un Lui. Je parviendrai, dit-il, à communiquer (et donc de ce fait à construire mon identité)
« pour autant que dans l'ensemble de mes prestations communicationnelles, je pourrais opérer l'intégration des trois pôles d'un acte de communication : soit que je parle aux autres en pouvant dire moi, soit que les autres me parlent comme à un toi, soit enfin qu'ils parlent de moi comme d'un lui que je puisse sinon agréer, du moins reconnaître. » (p.51).
Il faut donc, dans le dialogue, tenir compte non seulement d'un Tu (constitué par une ou plusieurs personnes) qui s'adresse à moi et à qui je m'adresse, mais aussi d'un Il, d'un tiers absent ou lointain.
Par extension, on pourrait dire que si c'est le Tu qui nous permet d'être Je et d'éviter l'illusion narcissique, c'est la présence virtuelle du Il qui permet au « nous » d'être constitué de deux personnes (ou groupes de personnes) différenciées et non pas fusionnées par un effet de miroir cherchant à refléter l'identique.
J'ai trouvé dans cette conception de Jacques ce qui concerne ma recherche et plus largement la recherche heuristique, un apport essentiel. C'est dans la mesure où je laisse les autres me parler d'eux, mais aussi de moi, tout comme je me laisse la possibilité de leur parler de moi mais aussi d'eux que nous pouvons trouver les conditions d'un dialogue permettant la découverte d'un sens à nos expériences et un développement de nos identités respectives, ce sens ne pouvant être que temporairement constitué car d'autres, actuellement absents mais virtuellement présents, pourrons parler d'eux et de nous à leur tour.
La lecture de Jacques a donc permis d'approfondir ma conception de la recherche heuristique, reposant sur un dialogue avec des interlocuteurs plutôt que comme une réflexion personnelle s'enrichissant des témoignages de participants. Cependant, tout comme on ne peut prétendre d'emblée faire une biographie de deuxième espèce, on ne peut qu'aspirer au dialogue sans prétendre y parvenir complètement et définitivement.
J'étais donc arrivée à la certitude que ma recherche qui partait d'un dialogue devait en susciter d'autres. Mais comment développer ce dialogue à partir des données recueillies? Sur quelles bases continuer? Comment dégager un sens aux expériences décrites en rendant compte à la fois des détails et de la globalité?
J'étais en présence de récits : deux récits écrits, le mien et celui d'un de cochercheurs et sept entrevues que je pouvais considérer comme des récits oraux puisqu'en commençant les entrevues, je demandais à mes interlocuteurs de raconter le déroulement de leur expérience : comment leur remise en question avait-elle commencée? Que s'était-il passé ensuite et que se passait-il actuellement? Il y avait dans ma façon de questionner une invitation à reconstruire leur histoire sous forme de récit, le récit étant défini comme le fait de raconter des événements en les organisant d'une façon qui laisse place à la subjectivité (Paquin et Reny, 1984).
Dans un premier temps, en écoutant ou en lisant les récits, j'avais eu l'impression que pour les participants, comme pour moi, il y avait eu un cheminement au cours duquel s'était effectué un passage qui avait permis une transformation tant personnelle que professionnelle. Mais il me fallait maintenant aller plus avant dans la compréhension des différentes expériences.
L'analyse des récits
Le fait que j'étais en présence de récits me ramenait au travail que j'avais fait au cours de ma formation et de mon enseignement en littérature.
Je connaissais bien, grâce à cette formation, la façon d'analyser un récit de fiction selon les modèles structuralistes. L'idée de me servir de connaissances acquises intérieurement, dans la recherche que je poursuivais, m'a spontanément intéressée. Cela me donnait un sentiment de continuité. Mais pouvais-je me servir d'un de ces modèles dans un récit non fictif et, si oui, était-il pertinent d'introduire un aspect objectivant dans une recherche marquée jusque-là par la subjectivité?
La lecture de deux ouvrages, l'un de Polkinghorne, l'autre de Ricoeur a permis de préciser la façon de poursuivre ma démarche. Polkinghorne (1988) développe une réflexion sur l'importance de connaître et de savoir analyser les structures narratives dans les sciences humaines. Considérant les structures narratives comme le schéma fondamental qui relie les actions humaines et les événements pour former un ensemble compréhensible, il présente différentes approches (et plus particulièrement les approches structuralistes en ce qui concerne les récits) permettant de comprendre comment elles fonctionnent, car la compréhension de ce fonctionnement révèle « la signification des événements les uns par rapport aux autres [... et] donne sa forme particulière et son sens à l'expérience humaine. » (p.13)
Ricoeur, quant à lui (1986), prenant l'exemple de l'analyse d'un récit s'oppose à la dichotomie habituellement entretenue entre comprendre et expliquer. Il affirme que ces deux modes d'approche du réel sont, au contraire, à tenir dans un rapport dialectique. Traditionnellement, en ce qui concerne la recherche du sens dans un récit, deux positions s'opposent. Il y a celle des structuralistes qui prennent le texte comme objet à expliquer en soi, à partir d'une lecture objective de sa structure, et celle qu'il appelle romantique selon laquelle, pour comprendre le sens d'un texte il faut comprendre et connaître l'auteur et ses intentions « afin d'établir une communication entre l'âme du lecteur et celle de l'auteur » (p.165), ces deux positions s'excluant l'une l'autre.
« Ainsi, d'une part, au nom de l'objectivité du texte, tout rapport subjectif et intersubjectif serait éliminé par l'explication, d'autre part, au nom de la subjectivité de l'appropriation du message, toute analyse objectivante serait déclarée étrangère à la compréhension. » (p.165).
Ricoeur, au contraire, refuse cette exclusion et affirme la nécessité de l'interpénétration de ces deux approches. Il ne voit pas l'explication du récit pris comme objet d'analyse comme un élément destructeur de la compréhension intersubjective, mais au contraire comme une médiation exigée par le fait qu'un récit est réglé par des codes à travers lesquels s'inscrit un sens, codes qu'il est nécessaire d'élucider par une analyse si l'on veut avoir accès à ce sens. Il considère donc l'analyse « comme un simple segment sur un axe interprétatif qui va de la compréhension na•ve à la compréhension savante à travers l'explication. » (p.167).
Ainsi, pour lui, l'analyse structurale, est une étape d'explication, mais elle n'a de sens que dans un processus de compréhension plus globale, conception que je partage, et qui me paraît permettre cet équilibre à trouver, entre l'attention portée aux détails et à la globalité de l'expérience souhaitable dans une recherche heuristique. J'utiliserai toutefois les formulations compréhension immédiate et compréhension approfondie de préférence aux expressions compréhension na•ve et savante, dont la première me semble avoir un sens péjoratif par rapport à la seconde.
La lecture de ces deux auteurs m'a donc confirmé que l'analyse des structures narratives des récits desquels j'étais en présence pouvait être pertinente, pour en élucider les éléments constitutifs. Cependant, elle ne pouvait être suffisante pour me permettre une compréhension approfondie, ce qui me semblait davantage possible par le biais de l'étude des thèmes présents dans ces récits.
En effet, c'est par les grands thèmes qu'il aborde qu'un narrateur exprime ses idées, sa vision du monde et de lui-même et c'est en cela qu'il rejoint son lecteur en le poussant à réfléchir à ses propres conceptions. Je voyais par ce biais de l'analyse des thèmes, la possibilité pour reprendre les termes de Ricoeur, de faire un lien entre l'analyse traditionnelle (romantique) et l'analyse structuraliste et de lier l'explication et la compréhension.
Les réflexions de Van Mannen (1990) qui montrent l'importance de l'étude des thèmes pour dégager les significations de l'expérience m'ont incitée à poursuivre dans ce sens. Van Mannen explique effectivement que la mise en évidence d'un thème permet de mettre le focus sur un sens particulier, et que par ce biais, on parvient à décrire un aspect de la structure de l'expérience vécue. Il explique aussi que la possibilité de voir comment les thèmes s'articulent entre eux n'est pas un processus qui fait appel à des habiletés cognitives, mais, qu'au contraire, cela relève de l'invention, de la découverte, de la révélation. Un thème, dit-il, « donne une forme à ce qui est informe... il fixe ou exprime l'essence ineffable de la notion dans une forme temporaire qui sert d'exemple » (1990, p.88). Mais Van Mannen reconnaît aussi qu'un thème est toujours la réduction d'une notion, qu'il ne traduit pas au complet le sens profond d'une expérience, qu'il permet seulement de s'en approcher.
Ces différentes réflexions m'ont donc amenée à penser que l'analyse des structures et la mise en évidence des thèmes habituellement utilisés dans le champ de la littérature pouvaient, si on les transférait dans le champ de la psychologie, s'avérer de bons moyens pour aborder les études des différents récits et j'ai décidé de poursuivre dans ce sens.
Je n'ai pas pleinement mesuré alors ce que ce choix pouvait avoir de particulier, voire de discordant, par rapport à la primauté accordée à l'intuition dans la démarche heuristique. Par la suite, questionnée à ce sujet, j'ai été un certain temps ébranlé, allant même jusqu'à douter de la pertinence de l'utilisation de ces outils d'analyse dans le cadre d'une telle démarche.
Mais ce questionnement m'a permis de pousser plus loin ma réflexion quant à la possibilité d'utiliser, de façon intégrée, l'analyse qui vise à détailler les éléments de l'expérience et l'intuition qui vise elle a en saisir la globalité, ces deux modes de compréhension, l'un explicite, l'autre implicite, pouvant se compléter au lieu de s'exclure et permettre de faire appel tant à l'intellect qu'au corps et aux émotions.
Considérés dans cette perspective, l'analyse des éléments structuraux et l'Étude des thèmes sont donc des outils qui ont servi à détailler les éléments de l'expérience, alors qu'une synthèse ultérieure a permis d'en faire une saisie globale.
Les éléments d'analyse structuraliste d'un récit
Un récit, vu comme « un message racontant une série d'événements intégrés dans l'unité d'une même action » (Dumontier et Plazanet, 1980) se compose de deux constituants : L'histoire, c'est-à-dire l'ensemble des événements et la narration, c'est-à-dire la manière dont l'histoire est racontée.
Propp (1970), Brémond (1973) et Greimas (1966, 1970) ont montré comment dans un récit, les éléments de l'histoire sont structurés d'une manière constante et ils ont mis en évidence l'organisation des événements et les fonctions remplies par les différents personnages. Brémond et Greimas se sont aussi intéressés aux éléments constitutifs de la narration.
Je ne présenterai ici que les éléments dont je me suis servie dans ma recherche. Sachant qu'il s'agit d'étudier des récits qui visent à permettre de comprendre une expérience et non à faire une œuvre littéraire nécessitant un travail au niveau de la forme, ce sont les éléments de l'histoire qui ont été dégagés et non ceux de la narration.
Une histoire se compose d'une série d'événements qui se déroulent dans un certain contexte. Ils sont reliés entre eux, en différentes séquences qui constituent l'intrigue et sont provoqués ou subis par des personnages. Ce sont donc ces trois éléments qu'il s'agit d'analyser.
Le contexte
Dans un récit, il est possible de repérer différentes indications contextuelles, temps, lieu, contexte social, contexte économique, contexte culturel, ces indications pouvant avoir plus ou moins d'importance.
L'intrigue
C'est Claude Brémond qui a mis au point le premier un modèle fonctionnel s'adaptant non pas à un ensemble particulier de récits, mais au récit en général (Dumontier et Plazanet, op. cit.). Ce modèle ayant l'avantage d'être simple, c'est celui qui sera utilisé.
Brémond (op. cit.) montre qu'un récit peut se diviser en séquences, chaque séquence étant construite autour d'un ou plusieurs événements transformant une situation initiale en situation nouvelle, le récit au complet pouvant lui-même être vu comme une grande séquence englobant toutes les autres, organisée autour d'un ou de plusieurs événements principaux. Le terme d'événement signifie que quelque chose se passe qui va modifier la situation initiale. Il ne s'agit pas forcément d'une action proprement dite. La situation nouvelle peut correspondre à un succès ou à un échec par rapport à ce que souhaite le personnage principal. Cette situation peut être temporaire (et devenir la situation initiale d'une autre séquence), ou finale. L'expression découpage de l'action est habituellement employée pour présenter l'organisation des séquences regroupées dans le tableau suivant.
Situation initiale
Événements (déclencheurs) Situation nouvelle ouvrant sur une possibilité
a) actualisation de la possibilité
b) non-actualisation de la possibilité
a) Succès
où
b) Échec
Les personnages
Greimas (op. cit.) présente le modèle le plus souvent utilisé, appelé modèle actantiel. Il établit six types de personnages ou actants qui se regroupent autour d'une quête, d'après leur fonction.
Un personnage central, occupant la fonction de sujet, poussé par quelqu'un ou quelque chose, le destinateur, recherche quelque chose (personne, biens, valeurs), c'est l'objet. Au cours de sa quête, il reçoit l'appui de personnages ou d'éléments, ce sont les alliés ou adjuvants, et peut subir l'opposition de personnages ou éléments appelés les opposants. Sa quête profite à quelqu'un d'autre ou à lui-même. Cette dernière fonction est appelée destinataire ou bénéficiaire.
Le modèle actantiel est représenté sous la forme du schéma suivant :
Il est nécessaire de faire quelques remarques sur différentes fonctions, afin d'en préciser certains aspects. Le fait qu'il y ait une quête implique la notion de désir. Le sujet désire obtenir quelqu'un ou quelque chose. Cela peut être très précis ou plus vague mais implique un mouvement vers. Il peut varier en cours de récit. Le destinateur peut être une personne, un principe ou un sentiment intérieur, en général impliquant un manque. Les alliés et les opposants peuvent changer de place au cours du récit. Un allié peut devenir opposant et vice versa. Le destinataire : lui aussi peut changer, le destinataire présumé n'étant pas forcément le destinataire réel du récit. Le sujet : c'est autour de lui que le récit se structure. Cependant, il peut être actif, ou passif. Son désir, en ce cas, ne se concrétise pas en une quête active.
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Regroupement de différents éléments en vue d'une compréhension approfondie
La présentation des éléments constituant le récit n'est qu'une étape préliminaire à l'analyse qui consiste dans la mise en relation des différents éléments analysés les uns avec les autres et la mise en lumière de la façon dont ils s'articulent entre eux. C'est cette étape d'analyse qui permet de donner un sens global à ce qui était jusque-là morcelé. Cette étape d'analyse, résultat du travail de lecteur, est le produit d'une activité subjective, « c'est la manifestation toujours provisoire que le lecteur donne au récit » (Dumontier, Plazanet, p.28). Ainsi, avec les mêmes éléments de base, différents lecteurs pourraient dégager des perspectives de sens différentes. Cependant, ces perspectives doivent avoir des bases communes, pour que les différents lecteurs reconnaissent une pertinence à leurs lectures réciproques et puissent poursuivre un dialogue à partir de là.
En respectant les principes de l'analyse structuraliste, j'ai donc successivement dégagé, d'abord dans mon propre récit, puis dans les autres, les éléments qui le constituent, j'en ai fait une analyse, puis j'ai dégagé et analysé les thèmes qui s'y retrouvent.
En ce qui concerne la mise en évidence des thèmes qui ne sont pas la plupart du temps donnés directement et qu'il faut découvrir à travers les articulations du récit, il s'agit aussi d'une activité subjective. Comme le montre Van Mannen (1990) plusieurs façons de procéder sont possibles.
J'ai choisi de faire une lecture approfondie de chacun des récits en identifiant, au fur et à mesure, les thèmes qui apparaissaient, puis j'ai essayé de voir s'ils pouvaient se grouper. Ainsi ont été mis en évidence des sous-thèmes et des thèmes afin de dégager petit à petit, pas à pas, des thèmes centraux.
Enfin, j'ai fait des liens entre ce qui se dégageait de l'analyse des éléments structuraux et de l'analyse des thèmes, sachant « qu'un thème central est souvent un des aspects clés de la relation du sujet à l'objet » (Paquin et Rény, op. cit., p.201) et que c'est la mise en évidence des thèmes qui permettait d'atteindre une compréhension approfondie de l'expérience. En effet, c'est dans sa relation à l'objet que le sujet tend à exprimer son désir, désir que le thème central met en évidence.
Après ce travail sur chacun des récits, j'ai transmis aux cochercheurs tout ce que j'avais fait jusque-là, en leur demandant de lire attentivement la présentation et l'analyse de leur propre récit. Au lieu de transcrire le verbatim des entrevues, (et le texte complet envoyé par un cochercheur) j'en avais en effet fait un résumé qui me paraissait en présenter l'essentiel et c'est ce résumé dont je faisais l'analyse. Je jugeais donc que, d'une part, ils devaient vérifier si le résumé présenté leur paraissait conforme à ce qu'ils avaient dit et que, d'autre part, ils devaient avoir accès à l'ensemble de la démarche pour bien situer l'analyse qui en était faite et voir si elle leur apparaissait pertinente.
Aucun d'entre eux n'a apporté de modification importante, seuls quelques détails permettant une identification d'eux-mêmes ou de personnes de leur entourage ont été enlevés. Un seul d'entre eux, qui avait choisi d'écrire un texte, m'a dit que tout en trouvant mon compte rendu et mon analyse corrects, il n'aurait pas quant à lui mis l'accent sur les mêmes éléments. Je pense en effet que l'entrevue était une forme plus facilitante quant à l'interprétation qu'un texte écrit sous forme symbolique, forme qui donne lieu à plus d'interprétations possibles. Ce participant ne m'ayant pas mentionné quels éléments il aurait davantage mis en relief, j'ai gardé ma propre façon d'analyser son texte. Un autre participant m'a demandé d'insister davantage sur le fait qu'il avait craint de perdre la raison, ce que j'ai fait après avoir réécouté son entrevue. Pour leur part, les trois amis enseignants, à qui j'avais demandé de lire mon récit, m'ont dit qu'ils y retrouvaient tout à fait la démarche dont ils avaient été témoins et parfois partie prenante.
Il restait ensuite à faire une synthèse présentant une vision globale de l'expérience et à la mettre en parallèle avec différents textes théoriques existants. Je dois dire que je n'ai vu qu'une fois rendue à ces deux Étapes ce qu'elles exigeaient et que c'est à ce moment-là que j'ai vécu le plus de tensions et d'inquiétudes.
Recherche d'un « pattern » de l'expérience
Cette étape de recherche d'une vision globale de l'expérience a commencé dans l'anxiété et le doute. Tout s'embrouillait. Je ne voyais ni la façon dont j'allais poursuivre, ni d'ailleurs ce que je cherchais, ou bien cela m’apparaisse dérisoire, sans aucun intérêt. Je crois que ce qui m'a retenue d'arrêter, à ce moment-là, c'est la somme de travail que j'avais déjà investie! Même les encouragements que je recevais ne m'atteignaient pas vraiment.
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