Le vieil homme arrête la Mercedes qui détone dans ce coin de forêt et sort péniblement, en s'appuyant sur le dossier de cuir fauve.
- Viens, dit-il à la jeune fille assise à l’arrière.
Le souffle court, il regarde longuement le vieux chalet au bord du chemin.
Les souvenirs lui sautent au visage : le toit de bardeaux qui descend presque jusqu'au sol, la porte basse, noircie par les feux de bois, les petites fenêtres à carreaux sur lesquelles, l'hiver, il dessinait des maisons en grattant le givre avec ses ongles.
Le ruisseau coule toujours. Il a fait un don anonyme à la commune qui voulait le détourner.
Sur la colline, derrière le chalet, il devine le tronc calciné du mélèze qu’il avait planté.
« Si tu t’en occupes Roberto, il poussera bien » avait dit son père.
Il l’avait cru. Mais un soir, son arbre, foudroyé par un éclair, s’était transformé en torche vive.
Il s’était juré alors : un jour je partirai et moi, on ne m’abattra pas.
Il a quitté le chalet à quinze ans et n’y est revenu, qu’à de rares occasions, toujours seul.
- Viens Gabrielle, répète-t-il, et cette fois c’est un ordre.
Elle étire ses longues jambes bronzées, essaie de ne pas se tordre les pieds sur ses talons hauts, dans le chemin pierreux. Tout le long du trajet, elle est restée branchée à ses écouteurs tandis que le paysage changeait. Une petite ville, puis de moins en moins d'habitations, une route en lacets à travers les sapins.
Mais qu'est ce que c'est donc que cette vieille baraque ? Et cet homme dans lequel elle ne reconnait pas son grand-père Robert, d'habitude plutôt aimable, quoique distant ?
Elle proteste
- Pourquoi tu m'as amenée ici, qu'est ce qui t'a pris ?
Qu'est ce qui lui a pris ?
Au petit déjeuner, quand il a vu Gabrielle renvoyer, pour la deuxième fois, un œuf, pas assez cuit, trop cuit, un éclair de fureur l'a traversé.
Il s'est dressé, comme un grand arbre et il a tonné.
- Habille-toi, on s'en va. Et prépare quelques vêtements pratiques.
Il était temps pour elle de comprendre certaines choses, de cesser de se comporter comme une petite princesse.

Sous un banc, taillé dans un tronc d’arbre, il ramasse une grosse clé rouillée et fait signe à Gabrielle de le suivre.
Une seule pièce, aux murs enfumés. Dans un coin, un poêle à bois, un vieux bahut, une table et quatre tabourets. Dans l’autre, un lit étroit. Sur des crochets faits de branches, une vareuse, un béret noir. Au fond de la pièce une échelle est dressée.
- Il y a un matelas dans le grenier, c’était ma place, on y dort bien. Va te changer.
Gabrielle, hébétée, tente de se raccrocher à sa bouée téléphonique. Aucun signal.
Quand il dormira, je grimperai sur la colline, ça devrait marcher, se rassure-t-elle. J’appellerai des secours, il doit commencer à faire de l’Alzheimer !
Elle enfile des espadrilles. C’est plus prudent.
Son grand-père a posé sur la table deux assiettes de faïence, des couteaux aux manches de bois, une miche de pain, un saucisson, un pichet d’eau, une tomme et une bouteille de vin. Il en remplit deux gobelets cabossés.
- Une fois n’est pas coutume, dit-il.
Et l’histoire commence.
Celle de l’arrière-grand-père, qui, venu d’Italie dans ce village de montagne pour travailler comme maçon, s’y était installé, avait fait venir sa famille.
- On était pauvres, mais pas malheureux affirme le conteur, redevenant pour un soir, Roberto, le fils de l’Italien. On n’avait pas besoin de tous vos gadgets.
Gabrielle, petit à petit, se laisse charmer par les images du petit garçon qui gardait les chèvres, qui avait appris à traire les vaches, à soigner le cochon.
Mais Roberto était parti, il était devenu Robert « c’était plus facile de se faire engager sur les chantiers ». Voyant qu’il travaillait bien, un entrepreneur lui avait donné des tâches de plus en plus importantes.
Gabrielle n’ose pas poser de questions ; son grand-père a l’air perdu dans ses souvenirs.
Aussi est-elle étonnée lorsqu’il la regarde.
- Ta grand-mère, la fille du patron, elle ne voulait pas qu’on parle de ma famille, ça lui faisait honte. J’ai obéi. Ça faisait mon affaire.
Maintenant… c’est moi qui ai honte d’avoir caché là d’où je venais ».
Après un silence il ajoute
- Je voulais que tu saches. Quand je mourrai, le chalet sera à toi ».
Il s’essuie les yeux.
Gabrielle se détourne, gênée.
- Veux-tu qu’on aille faire un petit tour ? La lune s’est levée. J’aimerais te montrer le coin où j’allais m’endormir les soirs d’été, au pied de mon arbre.
Gabrielle marche derrière son grand père. Elle écoute le glissement de leurs pas trouer le silence. Elle respire les parfums de fleurs inconnues, encore tiédies par le soleil d’automne.
Lorsqu’ils rentreront, elle pourra peut-être lui parler, à son tour, de ses rêves, de son refus de reprendre l’affaire familiale, comme sa grand-mère et ses parents le souhaitent. Elle, elle veut chanter, écrire… peut-être pourrait elle raconter l’histoire de Roberto. Pourquoi pas ? Tout semble possible, ce soir.
- C’est ici.
Son grand père respire avec difficulté. Il s’assied contre une grosse souche et ferme les yeux.
Il a bien besoin de se reposer, pense-t-elle.
Très haut, sur la montagne d’en face, des plaques de neige luisent, éclairées par la lune.
Soudain, des grands soupirs, des râlements.
C’est son cœur, comprend immédiatement la jeune fille. Elle a vu des scènes semblables dans des Web séries.
Elle a le portable dans la poche, heureusement qu’elle ne s’en sépare jamais.
Le signal passe. Le numéro des secours, vite, vite.
- On est sur la colline à gauche, après un vieux chalet.
- Oui, oui, le chalet des Italiens, on connaît.
Gabrielle glisse son gilet sous la tête de son grand père et répète, doucement, comme on fredonne une berceuse : ne meurs pas grand-père, pas maintenant.
Dans la chambre d’hôpital, quand il ouvre les yeux, elle lui prend la main. En retenant ses larmes, elle lui murmure
- Tu vois grand père Roberto, les gadgets c’est bien utile !
Le vieil homme pose sa grande main noueuse sur celle de sa petite-fille.
- A. Condamin
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